Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/578

Cette page a été validée par deux contributeurs.
572
UN PEINTRE AU JAPON.

un tact imperturbable, bien que ces jeunes gens ne fussent pas tous d’une bien haute condition. L’un des plus distingués par le caractère est fils d’un charpentier, un riche protecteur faisant, comme il arrive, les frais de son éducation : un autre, d’humeur stoïque, s’est toujours refusé à goûter aux gâteaux, parce que, voué par la pauvreté à une vie dure, il ne veut se permettre aucun luxe éventuel qui la lui ferait paraître ensuite plus dure encore.

Ils ne rient guère, mais le sourire qui a inspiré à Lafcadio Hearn l’un de ses plus admirables essais, ne quitte guère leur visage. Ce sourire, résultat d’une étiquette antique défie l’égoïsme, puisqu’il est inspiré par la crainte d’attrister l’interlocuteur en lui montrant un visage sombre ou maussade ; il peut être héroïque à l’occasion, car un Japonais sait sourire devant la mort, comme il sourit à la vie. Tel fut le sourire du petit Shida, l’un de ces jeunes garçons qui, malade, écrivait, pour les attacher soigneusement au-dessus de son lit, les paroles suivantes :

« Toi, mon âme, mon seigneur, tu me gouvernes. Tu sais que je ne peux me gouverner moi-même en ce moment. Daigne me guérir vite. Ne me permets pas de trop parler. Fais-moi obéir en toutes choses aux ordres du médecin.

« Du corps malade de Shida à son âme. »

Pauvre Shida ! Si vaillante que fût son âme, elle ne réussit pas à sauver le corps irrémédiablement atteint ! Et celui de ses camarades qui, le jour des funérailles, continua dans un éloquent discours le colloque avec l’âme du jeune défunt, Yokogi, l’austère Yokogi qui se refusait à manger des gâteaux, ne tarda pas à succomber lui aussi. La maladie cérébrale qui l’emporta fut attribuée par les médecins au surmenage. Dans les intervalles de son délire, il répétait sans relâche : « Je veux aller à l’école. » Et un robuste serviteur lui donna cette dernière joie de remporter une nuit sur ses épaules devant le grand bâtiment presque noir dans les ténèbres. Il revit la fenêtre de sa classe, le porche où pendant quatre ans il avait, chaque matin, échangé ses bruyantes geta contre de silencieuses sandales de paille, il revit la silhouette de la cloche. Et il murmura : « Je me rappelle maintenant… J’avais oublié, j’étais si malade ! Me voilà content d’avoir revu l’école. » Chez celui-là aussi s’éteignit le sourire.