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UN PEINTRE AU JAPON.

militaire, a laissé derrière lui une légende et certaine chanson qui est supposée imiter son langage avec le refrain expressif : Sacr-r-r-r-r-é-na-nom-da-Jiu !

Petit, mince et brun, Lafcadio Hearn se laisse confondre beaucoup plus facilement avec la population indigène, et c’est ainsi qu’il a toujours pu explorer, sans être poursuivi par la curiosité ni la méfiance, les parties les plus reculées de l’empire où d’autres voyageurs n’avaient avant lui jamais posé le pied. L’adoption de sa personnalité toute cosmopolite par la patrie qu’il s’est finalement choisie, commença dans cette école bizarre sur les murs de laquelle les idéographes se mêlent aux tableaux représentant des faits zoologiques envisagés à la lumière de l’évolution. Il sut pénétrer dans l’intimité de ses élèves, ne se bornant pas à leur faire la leçon, mais les invitant à causer ; ces conversations en classe sur des sujets étrangers au Japon étaient souvent pour lui très instructives. On demandait par exemple s’il était vrai qu’un Européen pût aimer sa femme plus que père et mère. Quelle immoralité !… — Et si tout de bon les mères européennes portaient leur enfant dans les bras, ce qui rend impossible qu’elles puissent travailler en même temps. Quelle imprévoyance !

Un petit groupe de privilégiés venaient en outre rendre visite au maître, chez lui. Il nous présente et nous rend infiniment sympathiques plusieurs de ces jeunes gens choisis parmi les mieux doués. Avec le formalisme de rigueur, ils lui envoyaient leurs cartes pour s’annoncer, et, laissant leurs chaussures sur le seuil, entraient dans son cabinet avec de profonds saluts, prenaient ensuite le thé, accroupis sur le plancher rembourré qui, dans les maisons japonaises, est comme un matelas très doux. Après un an de séjour, Lafcadio Hearn, accoutumé au costume de l’endroit, en était venu à trouver l’usage des chaises incommode, et le coussin d’agenouillement lui était familier.

La communauté d’habitudes aide au rapprochement des esprits. Les étudians se sentaient à l’aise, bien que la conversation eût lieu en anglais : conversation entrecoupée de longs silences, car la visite avait surtout pour but de témoigner leur sympathie et souvent ils restaient plongés dans une sorte de rêverie heureuse ; et puis, c’étaient des dons de fleurs ou bien quelque objet curieux, quelque trésor de famille, bronze ou kakémono apporté pour le faire voir au maître. Jamais l’ombre de curiosité impolie ;