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UN PEINTRE AU JAPON.

avalanche de cadavres jusqu’au golfe où tout disparaît. Puis l’auteur de Chita fut attiré vers d’autres régions plus suggestives encore de la vie à outrance, brûlée par un ciel de feu, entrecoupée de cataclysmes, molle et ardente tout à la fois. Errant jusqu’en 1890, il nous donne ses esquisses, si chaudement colorées, des Antilles françaises, où il a passé deux années fécondes : Two years in the French West Indies. Enfin sa bonne étoile le porte au Japon et, à peine débarqué, il se sent enveloppé soudain de « ce charme intangible et volatil comme un parfum qui est le charme du pays. » Il nous le dit en racontant sa première promenade hors du quartier européen de Yokohama :

« Il y a un charme inexprimable dans l’air matinal, frais de la fraîcheur d’un printemps japonais et des ondes que le vent souffle là-haut, au cône neigeux du Fuji, un charme qui tient surtout peut-être à la merveilleuse limpidité atmosphérique où, à travers un soupçon de bleu, les objets les plus lointains se précisent extraordinairement. Le soleil n’a qu’une chaleur douce, la kuruma est le plus commode des véhicules, et la perspective des rues où je plonge, par-dessus le chapeau blanc, en forme de champignon qui danse sur la tête de mon coureur en sandales, possède une séduction dont je ne me lasserais jamais. Tout ici semble fantastique, tout et chacun est petit, bizarre et mystérieux, les petites maisons avec leurs toits bleus, les petites boutiques à stores bleus, le petit monde souriant habillé de bleu. L’illusion n’est rompue que par le passage d’un étranger ou par de certaines enseignes absurdes en anglais. »

Et le voilà déjà ennemi déclaré d’une odieuse société qui s’est fondée dans le dessein utilitaire d’introduire l’usage des caractères anglais dans l’écriture japonaise : « L’idéographe ne fait pas sur le cerveau japonais une impression similaire à celle que crée dans le cerveau occidental une lettre ou une combinaison de lettres, symboles écrits et inanimés des sons. Pour le Japonais, un idéographe est un tableau vivant qui respire, parle, gesticule. Et toute la longue étendue d’une rue japonaise est pleine de ces caractères expressifs, — des mots qui peuvent sourire et grimacer comme autant de visages.

« Il n’est pas surprenant, si l’on considère l’esprit animé, changeant, personnel, ésotérique des lettres japonaises, qu’il existe des légendes de calligraphie, expliquant comment les mots, écrits par des saints experts en cet art, s’incarnèrent et