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UN PEINTRE AU JAPON.

dès lors la puissance d’hallucination qui est restée une des caractéristiques de son génie, comme elle l’est du génie de Poe ou de Quincey. Le surnaturel l’a touché tout petit. Seul chez nous, Maupassant a ressenti la peur avec cette communicative intensité. L’auteur de Nightmare Touch (la Touche du Cauchemar) croirait volontiers à quelque expérience de ce supplice dans d’autres vies que la sienne ; la terreur du rêve serait alors la somme accumulée d’une expérience ancestrale. Quelque vague survivance de craintes sauvages et primitives, qui sait, les terreurs incomparablement plus anciennes de la bête se retrouveraient dans les cauchemars de l’enfance ; les profondeurs de notre moi, cet abîme où n’a jamais pénétré aucun rayon de soleil, seraient étrangement agitées sous l’apparence du repos, et de leurs ténèbres surgirait un frémissement de la mémoire, impossible à calculer, fût-ce par des millions d’années. Quoi qu’il en soit de cette théorie, Lafcadio Hearn naquit avec le don d’exprimer l’épouvante. Ses premières tentatives littéraires furent consacrées à rendre les visions qui, des glaces du pôle aux plages tropicales, ont, de tout temps, défrayé la légende des peuples et fait trembler les navigateurs.

J’ai trouvé les Stray leaves from strange literatures et Chinese Ghosts dans toutes les bibliothèques de la Nouvelle-Orléans. C’est en effet à la Nouvelle-Orléans qu’il commença d’écrire. Pour lui, les années d’école avaient été courtes ; cet esprit si riche de connaissances variées s’est formé tout seul ; l’éducation de Lafcadio lui vint principalement de lui-même. À dix-neuf ans, il se laissa tenter par l’aventure et, comme ses précurseurs dans la découverte d’un monde, prit le chemin le plus long pour atteindre la Chine. Nous le voyons d’abord, lui aussi, égaré en Amérique. Il y apprend modestement le métier d’imprimeur, puis il s’essaye au journalisme. Sa plume novice fait penser déjà au plus brillant des pinceaux. Trop brillant peut-être ; ce ne fut qu’au contact de la retenue japonaise qu’il éteignit cet excès d’éclat dans le style et renonça une bonne fois à la recherche de l’effet.

Quelques défauts peuvent être reprochés au roman intitulé Chita, où il a peint avec puissance des réalités bien voisines du fantastique par l’horreur et par l’étrangeté : la destruction d’une île que balaye et emporte le Mississipi, l’enlèvement des femmes en toilette de fête par le tourbillon dévastateur qui roule une