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pratique, réussirait à en démontrer les périls et à en obtenir le retrait. L’Impératrice le pressa de ne pas les abandonner dans une épreuve périlleuse, à la veille même du jour où les ressources de son talent seraient nécessaires à la défense des actes de l’année précédente. Qui serait de taille à le remplacer ? Ces insistances persuadèrent d’autant plus Rouher qu’il redoutait l’influence que je prendrais sur l’Empereur dans des relations familières de chaque jour, à cause des similitudes de sentimens et d’idées qu’il supposait entre nous. « Si nous les laissons s’accrocher, disait-il, on ne pourra plus les séparer. » Il aimait le pouvoir ; il avait pris une longue habitude de la domination, et l’idée de retomber dans un néant relatif lui était pénible. Il avait en outre un réel attachement à la famille impériale ; se sentant les forces de la bien servir, il ne se résignait pas à ne le pouvoir plus. Il se laissa retenir, et l’Empereur, voulant effacer ses déplaisirs, lui donna, en le conservant au ministère d’État, le ministère des Finances.

Le maréchal Niel remplaça Randon à la Guerre ; l’amiral Rigault de Genouilly, Chasseloup-Laubat à la Marine ; Forcade de ta Roquette, Béhic aux Travaux publics ; Baroche resta à la Justice, Vaillant à la Maison de l’Empereur, Moustier aux Affaires étrangères, et Duruy à l’Instruction publique.

Vaillant, dans ses Carnets, a, sur les premiers Conseils du nouveau ministère, deux petits croquis très significatifs : « On a l’air un peu étonné de ce qui s’est passé, de ce que l’on a fait, l’Empereur a l’air plus étonné que tout le monde. » — « L’Impératrice assiste au Conseil ; on y traite des attributions à donner au Sénat et de la loi à faire sur la presse ; on se débat contre des impossibilités, on tourne dans un cercle des plus vicieux : donner et retenir ; on a déraillé décidément[1]. »

Donner et retenir, c’est la tactique que Rouher va faire prévaloir. Le public en eut le pressentiment et ne fit pas bon accueil au remaniement ministériel. La portée des changemens libéraux en fut diminuée. « Si c’est là le couronnement, disait-on, il est digne de l’édifice. C’est un piège grossier, brutal, qui consiste à couronner un bon verre d’arsenic avec un peu de vin bleu de la Courtille sucré sur les bords. Allons, bois ça, et va dormir[2]. »

  1. 23 et 25 janvier 1867.
  2. Quinet à Jules Ferry, 23 janvier 1867.