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insensibles et les nuances. Il n’y a pas de révolutions littéraires, mais d’insensibles transformations. » Et encore : « Une erreur trop commune veut que les romantiques aient été des poètes inspirés et les parnassiens des ciseleurs de rythmes ou de rimes. En réalité, sur ce point comme sur beaucoup d’autres, le Parnasse représente l’épanouissement du romantisme. » Saisir le passage du XVIIIe siècle philosophique au romantisme, relier le Parnasse au romantisme, voilà justement à quoi lui servira cette étude du sentiment de la solitude morale dans la poésie.

C’est bien, en effet, en plein XVIIIe siècle que nous voyons naître ce sentiment, jusqu’alors si parfaitement inconnu de nos écrivains bien portans. Il est déjà contenu dans l’individualisme de Rousseau ; et, à vrai dire, étudier les effets de l’isolement, ce n’est autre chose qu’étudier sous une de ses formes l’individualisme moderne. Tandis que, avant lui, les écrivains s’étaient efforcés de mettre en lumière les traits par lesquels chaque homme ressemble à tous les autres, Rousseau met son orgueil à ne ressembler à personne. Ce qui jusqu’alors eût paru le signe d’une anomalie inquiétante, d’une fâcheuse bizarrerie, et d’une faiblesse, devient à ses yeux un signe de supériorité. « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus. » C’est pour prendre mieux conscience de ces singularités et pour les révéler au public qu’il écrit ses Confessions. Seul de son espèce, il se pose, dans un contraste farouche, en face de la société : il s’oppose à elle, et il se préfère. Aussi bien c’est par Rousseau qu’a été donné l’ébranlement décisif à la sensibilité moderne ; son influence est partout reconnaissable dans les multiples manifestations du romantisme, et c’est parce que tout le monde l’y a signalée, qu’il est inutile d’insister sur ce point qui est un point acquis.

Du même coup, l’objet de la littérature se trouve changé. Car l’idée de la différence essentielle des êtres est en absolue contradiction avec celle sur laquelle on avait fait reposer jusqu’alors la littérature aussi bien que la morale. Montaigne était d’avis que « chacun porte en soi la forme de l’humaine condition. « C’est pourquoi, si nous voulons connaître les autres et savoir ce qui se passe en eux, nous avons un bon moyen, qui est de regarder en nous. De là ce travail d’analyse, mené non pas dans une intention de curiosité égoïste, mais en vue d’acquérir la connaissance la plus générale qui se puisse des choses de la nature humaine. De là cette vaste enquête sur les caractères, les mœurs, les passions. De là toute cette littérature d’étude intérieure et d’observation de la société, qui constitue sans doute le répertoire le