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voulurent pas céder la place ; il y eut une mêlée, sabres au clair, baïonnettes croisées ; dans le désarroi de la garde, une bande de forcenés tout à coup sortit du fourré, en poussant des clameurs féroces, et s’élança à l’assaut du cortège ; des femmes échevelées, à demi ivres, — les mégères des journées d’Octobre, — passaient sous le ventre des chevaux pour arriver jusqu’à la Reine ; ce fut une bouffée d’ordures : « La b..., la gueuse, la p... ! »

— Elle a beau nous montrer son enfant, on sait bien qu’il n’est pas du gros Louis. — Le Roi, très distinctement, entendit ce propos : le Dauphin, effrayé du bruit, du choc des armes, des figures horribles, se mit à pousser des cris. Sa mère l’attira à elle ; Pétion vit des larmes sur les joues de la Reine.

A trois heures, on atteignit Pantin, courte halte. Lafayette attendait là avec son état-major ; sous l’implacable soleil, dans la rue droite du village, était tassée une cohue silencieuse ; tel était le mot d’ordre de Paris : pas un mot et les têtes couvertes. De temps à autre pourtant, lorsque apparaissait à la portière le visage de Pétion ou celui de Barnave, un grand cri de : Vive la Nation ! partait, vite réprimé par des chut ! impératifs. Quand les voitures se remirent en marche, il sembla qu’elles entraînaient les populations de toute une province : dans les champs, aussi loin qu’on pouvait voir, c’était un moutonnement de têtes ; sur la route large, une armée, au pas d’enterrement, marchait ; du lointain, en avant, en arrière, parvenaient des bruits de tambour, des cris, des chants ; mais, sur le passage des fugitifs, pas une clameur, pas un salut ; des bousculades, des piétinemens, une curiosité effrénée, des regards avides scrutant l’attitude du Roi. celle de la Reine surtout, qu’on apercevait à peine dans la berline surchargée de patriotes, hissés sur l’impériale à la place des bagages, assis sur les paracrottes, cramponnés aux cous de cygne, juchés aux ressorts, partout où il y avait place pour accrocher la main ou pour poser le pied. Sur le siège, deux grenadiers, suspendus on ne sait comme, formaient rempart aux gardes du corps, et sous cette carapace vivante, qui menaçait de s’écrouler au moindre cahot, la voiture royale avançait, noyée dans la cohue, sans cesse plus ardente et plus épaisse, à mesure qu’on approchait de la barrière.

On a conté souvent l’attitude formidable du peuple et la façon dont la famille royale humiliée dut enfin affronter Paris ;