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coiffée de son plus beau bonnet de bonne ménagère, son trousseau de clefs pendu à la ceinture de son tablier[1], veillant à tout, dirigeant ses domestiques, elle servit elle-même[2] la Reine et se tint debout, derrière sa chaise, tant que dura le dîner ; à la fin du repas, comme on se retrouvait sur la terrasse, M. Régnard de l’Isle, s’approchant de Barnave :

— Si vous le permettez, dit-il, on criera : Vive le Roi[3] !

A cinq heures, Dumas fit atteler les chevaux et donna le signal du départ. Dès que la berline parut, tournant l’angle de la rue pour s’engager sur le pont, une poussée telle se produisit que la haie formée par la garde nationale fut rompue : il y avait là des curieux forcenés venus de Paris. Dans la bagarre, la voiture fut tellement pressée que la Reine ne put réprimer un mouvement de frayeur. Le Dauphin poussa des cris : un homme, très échauffé, fendit la foule et jeta cette injure.

— Pour une brute comme celle-là, voilà bien du train !

Pétion avança la tête et reconnut un député breton, Kervélégan, qui poursuivit, très important, s’adressant à ses deux collègues :

— Sont-ils tous là ? Prenez garde, car on parle encore de les enlever : vous êtes là environné de gens bien insolens !

— Voilà un homme malhonnête, dit la Reine en détournant la tête.

Ce fut le seul incident du voyage jusqu’à Saint-Jean-les-Deux-Jumeaux, la poste suivante, où, trois jours auparavant, au petit jour, les fugitifs, pleins d’espoir, avaient relayé.

De là, jusqu’à Meaux, dont on atteignit les premières maisons vers huit heures du soir, la route, absolument droite, était garnie d’une double rangée de badauds. A Trilport, dans d’autres villages, les habitans, devant les maisons, avaient dressé des tables couvertes de pain tout coupé, de brocs de vin, de bière et d’eau[4] ; le cortège passé, il ne restait rien ; l’élément parisien,

  1. Souvenirs de Mathieu Dumas.
  2. « La femme du maire, ne voulant point, par délicatesse, manger avec la famille royale, s’habilla en cuisinière et la servit avec autant de zèle que de respect. » Mémoires de Mme de Tourzel.
  3. J.-S. Cazotte, Témoignage d’un royaliste.
  4. Compte rendu par Bodan.