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frère ; pour se venger de celui-ci et de Bernardin, il se plut à raconter que sa sœur Félicité avait été séduite avant son mariage par l’auteur de Paul et Virginie, et qu’elle était morte tant elle avait été malheureuse. Quelle est la part de vérité contenue dans ces allégations ? Le portrait que le lecteur a pu se faire de Félicité est peut-être celui d’une jeune fille légère, passionnée, sensuelle même, mais il est douteux qu’elle eût pu se laisser séduire ; et l’on ne mettrait même point en cause son honnêteté, si l’on n’avait présens à la mémoire certains passages des lettres qui ne laissent pas de doute sur les rapports très intimes qui existèrent entre les deux amans[1], et qui peuvent peut-être faire naître cette pensée que Didot-Saint-Léger avait quelques raisons de dire que sa sœur avait été séduite.

Quoi qu’il en soit, il se plut à répandre ce bruit du vivant même de Bernardin, et ne cessa point après sa mort. On dit qu’il inspira Las Cases, lorsqu’il écrivit ce passage du Mémorial de Sainte Hélène : « L’Empereur disait avoir été fort engoué de cet ouvrage (Paul et Virginie) dans sa jeunesse, mais il estimait peu le personnel de son auteur ; il ne lui pardonnait pas d’avoir mystifié sa générosité à son retour de l’armée d’Italie. La sensibilité, la délicatesse de Bernardin de Saint-Pierre, disait l’Empereur, ressemblait peu au charmant tableau de Paul et Virginie ; c’était un méchant homme, maltraitant fort sa femme, fille de l’imprimeur Didot, et toujours prêt à demander l’aumône sans honte. À mon retour de l’armée d’Italie, Bernardin vint me trouver et me parla presque aussitôt de ses misères. Moi qui, dans mes premières années, n’avais rêvé que Paul et Virginie, flatté d’ailleurs d’une confiance que je croyais exclusive et que j’attribuais à ma grande célébrité, je m’empressai de lui rendre sa visite et laissai sur un coin de la cheminée, sans qu’on eût pu s’en apercevoir, un petit rouleau de vingt-cinq louis. Mais quelle fut ma honte quand je vis chacun rire de la délicatesse que j’y avais mise, et qu’on m’apprit que de pareilles formes étaient inutiles avec M. Bernardin, qui faisait métier de demander à tout venant et de recevoir de toutes mains ! Je lui ai toujours conservé un peu de rancune de m’avoir mystifié. Il n’en a pas été de même de ma famille : Joseph lui faisait une forte pension, et Louis lui donnait sans cesse[2]. » Las Cases se rétracta, et, en 1824, dans la

  1. Voir les lettres no 1, 2, 4, 3, 13, 19, 20.
  2. De Las Cases : Mémorial de Sainte-Hélène ; 1ère édition, 1823, in-12, t. 2, p. 173.