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son auteur favori, s’intéressait au sort de ses œuvres, et lui écrivait : « Monsieur, tout le tems que je fus au magasin, vos ouvrages ont toujours eu le succès qu’ils méritent, et je ne doutte pas que ce ne soit toujours de même[1]. » Peu à peu Félicité s’éprit de Bernardin. Comment cet homme âgé de plus de cinquante ans sut-il se faire aimer d’une jeune fille qui avait à peine vingt ans ? Préféra-t-elle en lui, à d’autres prétendans, l’auteur de Paul et Virginie, ou l’amoureux passionné dont il aimait à jouer le personnage, ce sont là des questions qui devaient plus tard faire couler bien de l’encre et donner naissance à des procès nombreux.

Ce fut un dimanche, le 27 octobre 1793, que Bernardin épousa Félicité[2]. A l’approche de ce jour, la jeune fille, — nous nous en doutons seulement, ses dernières lettres n’étant pas parvenues jusqu’à nous, — dut crier très haut sa joie, tout heureuse de voir se réaliser ses vœux les plus chers ; tandis que, de son côté, le sauvage que nous connaissons, qui s’était vu refuser par son beau-père la promesse de tenir cette union secrète, envoyait une lettre de faire-part unique au citoyen Didot-Autran ! « Je m’adresse à vous, Citoyen, comme à l’aîné des enfans du citoyen Didot, pour vous annoncer l’alliance que je contracte avec votre famille, en épousant dimanche prochain votre aimable sœur Félicité Didot. Comme je. n’ai ni le tems ni les moyens d’envoyer suivant l’usage des lettres imprimées pour prévenir les parens et amis de mon mariage, je vous prie de vouloir bien en faire part, ainsi que de la satisfaction que j’éprouve à resserrer avec eux les liens de l’amitié par ceux de la parenté. Je m’en félicite en particulier par raport à vous. Je vous présente ainsi qu’à eux les assurances de mon amitié fraternelle[3]. »

Telle est, en quelques mots, l’histoire sentimentale d’un homme âgé et d’une amoureuse, qui échangèrent, avant leur mariage, les lettres que nous présentons aujourd’hui au public.

  1. Lettre inédite de Mlle Félicité Didot à Bernardin de Saint-Pierre. Citée par M. Maury dans sa thèse : Étude sur la vie et les œuvres de Bernardin de Saint-Pierre (1892), p. 187.
  2. Nous avons reconstitué cette date d’après une lettre de Bernardin au citoyen Didot-Autran. Elle est datée du 25 octobre, qui était un vendredi, et il y est écrit que le mariage aura lieu « dimanche prochain. »
  3. J’ai trouvé cette lettre citée dans la thèse de M. Maury, qui écrit en note : « Lettre inédite de Bernardin de Saint-Pierre au citoyen Didot-Autran, 23 octobre 1792, l’an II de la République. C’est évidemment 1793 qu’il faut lire. »