Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/237

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ainsi ? Pourquoi nos voisins et amis qui n’élèvent aucune objection contre les visites courtoises faites au Pape par Guillaume II ou par Edouard VII, jugeraient-ils différemment celle que pourrait lui faire M. Loubet ? Auraient-ils à notre égard des exigences qu’ils n’ont pas à l’égard des autres ? Nous sommes portés à croire qu’ils seraient plutôt satisfaits de voir le Pape faire fléchir une première fois la règle qu’il a posée : ils en tireraient aussitôt des conséquences heureuses pour eux, et en concluraient que Pie X n’est plus aussi intransigeant que ses devanciers au sujet de la présence du roi d’Italie à Rome. C’est une satisfaction que celui-ci n’a pas jugé à propos de leur donner. Mais les Italiens sont ingénieux ; ils tirent parti de tout ce qui arrive. Si M. Loubet était allé au Vatican, ils auraient dit que le Pape s’inclinait devant les faits accomplis. M. Loubet n’y va pas, et ils disent que c’est la France qui les accepte et les consacre. Tout est donc et ne pouvait être que pour le mieux, au moins en ce qui les concerne. Ils s’en réjouissent, et nous nous en réjouissons avec eux.

Ce sentiment est chez nous général, et c’est pour cela que nous nous élevons contre la prétention des radicaux qui cherchent à s’en attribuer le monopole. Ils veulent, disent-ils, rétablir l’unité morale de la France, et lorsqu’ils voient cette unité se produire sur un point, ils s’empressent de la rompre, ou du moins de le tenter. Il faut à tout prix que le voyage de M. Loubet à Rome leur serve à combattre leurs adversaires en France, et ils n’y trouvent qu’un prétexte à crier : Sus aux modérés ! Les modérés ne sont pas moins heureux qu’ils ne le sont eux-mêmes du voyage et de son succès : peut-être le sont-ils avec plus de désintéressement personnel. Ils aiment l’Italie pour elle-même, pour les services qu’elle a rendus à la civilisation universelle, pour la tournure de son génie, pour ses qualités généreuses, pour les avantages réciproques que les deux pays doivent retirer de leur entente, et non pas pour les petits profits qu’ils pourraient tirer eux-mêmes de la politique nouvelle dans l’intérêt de leur parti. A leurs yeux, le rapprochement est un fait important dans l’histoire de l’Europe, et la manière dont il est apprécié au dehors montre bien qu’ils ne se trompent pas. La France, alliée fidèle de la Russie, amie de l’Italie et de l’Angleterre, en bons rapports avec toutes les autres puissances, sortie de l’isolement auquel on l’avait longtemps condamnée, voit en tout cela une garantie de plus pour le maintien de la paix, ou pour la localisation de la guerre sur un seul point du monde : et ce sont là des résultats dont il lui est permis de s’applaudir.