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Francs des liens solides et doux. Sentant l’Orient lui manquer, c’est avec l’Occident qu’il refait le monde. Et treize années lui suffisent pour le refaire, treize années d’une vie maladive, exténuée par les travaux, les veilles, la pénitence, et toujours près de quitter le corps chétif où la retenaient seuls le génie et la volonté.

L’histoire nous fait connaître le grand homme, l’homme public. Les œuvres de saint Grégoire : ses traités, sa correspondance, en révèlent un autre, au cœur humble, mélancolique et suave, d’un charme parfois douloureux et toujours exquis.

On sait qu’il tenta de se soustraire par la fuite à l’honneur du pontificat, et comment il fut suivi, dénoncé, d’après la légende, par une colonne de lumière qui trahit sa retraite, et ramené, — pleurant, — dans Rome pour y régner. Il ceignit la tiare avec tristesse, avec épouvante même, et jamais il ne la porta sans anxiété. Il écrivait après son élection : « J’ai perdu les joies profondes de mon repos. Je parais monter, au dehors ; je suis tombé, au dedans... Je m’efforçais tous les jours de me tirer hors du monde, hors de la chair, pour voir spirituellement la joie céleste. Ne désirant et ne redoutant rien sur la terre, j’étais, ce me semble, au-dessus de tout. Mais l’orage de la tentation m’a jeté tout à coup dans les alarmes et les frayeurs ; car, encore que je ne craigne rien pour moi, je crains beaucoup pour ceux dont je suis chargé...

« Je suis tellement accablé de tristesse, mande-t-il au patrice Narsès, qu’à peine puis-je parler ; les ténèbres de la douleur assiègent les yeux de mon âme : je ne vois rien que de triste, et tout ce qu’on croit m’être agréable me paraît lamentable. Car je vois sans cesse de quel comble de tranquillité je suis tombé et à quel comble d’embarras j’ai dû monter[1]. »

Parlant, dans une de nos réunions, des œuvres de saint Grégoire, Mgr Duchesne assurait que la disparition des Dialogues, des Homélies, de la Correspondance, ferait un vide sensible dans l’histoire de la civilisation. Si de pareils soupirs et de tels gémissemens s’étaient perdus, il manquerait peut-être aussi quelque chose à l’histoire de l’élégie chrétienne et du lyrisme sacré.

Les souvenirs matériels de saint Grégoire ne sont pas nombreux à Rome. Son iconographie ne compte que des images postérieures de trop de siècles à sa vie. C’est une effigie assez banale et seulement décorative, que la statue de Cordieri, dans une des chapelles du Cœlius. Mais c’est une délicieuse figure, à la fois élégante et noble,

  1. Cité par Montalembert dans les Moines d’Occident.