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trop injustes. C’est dans ce milieu, où les idées fermentent, où les haines s’exaspèrent jusqu’à l’action, que les incidens de Kichinev, dénaturés et amplifiés, ont soulevé tant d’émotion ; ce récit a fait frémir d’horreur le pays où la loi de Lynch trouve de si fréquentes et si atroces applications, et a provoqué l’indignation publique contre la Russie. Au contraire, d’autres réfugiés, très nombreux aux États-Unis, ont manifesté chaleureusement leur sympathie pour les armées du tsar : ce sont les Irlandais. Il leur suffit que l’empire nippon soit l’allié de l’Angleterre pour que tous leurs vœux aillent à ses adversaires ; à New-York, des Irlandais ont tenu un grand meeting pour protester contre le langage anti-russe de la presse et pour dénoncer « l’hostilité voilée de M. Hay contre la Russie. » Ainsi, par une revanche inattendue, les peuples du vieux monde retrouvent dans la politique de cette Amérique, peuplée des victimes de leurs injustices et des fugitifs de leurs révolutions, la trace et en même temps la rançon de leurs intolérances. Quant aux Américains de familles anciennement immigrées, ils se sont, en général, contentés de s’intéresser aux efforts du Japon comme il convient à des commerçans à l’égard d’un client avec qui ils font 330 millions de francs de commerce, tandis qu’avec son adversaire, leurs échanges ne se montent qu’à 150 millions (chiffres de 1903). A mesure que le temps s’écoule et que le triomphe des « Japs » se fait attendre jet devient plus douteux, le ton de la presse yankee se fait plus modéré, plus correct, et dénote un souci réel d’impartialité et le désir de garder une neutralité effective.

Le gouvernement, et surtout le président Roosevelt, préoccupés des conséquences qu’une attitude partiale aurait pu produire, se sont gardés des entraînemens irréfléchis et se sont efforcés d’imposer à tous le respect de la neutralité officiellement proclamée. Le sentiment de la responsabilité est le meilleur antidote contre un vague humanitarisme : le gouvernement des États-Unis n’a pas suivi le mouvement qui portait la partie bruyante du peuple vers les Japonais ; il s’est contenté de donner au sentiment populaire certaines satisfactions en affirmant, avec quelque raideur, les droits du commerce des Etats-Unis en Mandchourie et leur volonté de maintenir ouverts les ports où leur exportation trouve d’importans débouchés. Nul doute que les Américains, gens pratiques, ne s’applaudissent bientôt de la prudence de leur gouvernement et qu’ils ne se rendent compte