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gouvernement de Londres, uni par un traité d’alliance à l’un des belligérans, se prépare, en observant une rigoureuse neutralité et en esquissant une politique de bons procédés et de rapprochement avec la Russie ; il souhaite que la France, alliée de la Russie, se prête à cette tactique et il espère réussir par ce moyen à entretenir, en Extrême-Orient, un foyer de difficultés renaissantes et d’hostilité latente. Ainsi s’explique le revirement que l’on constate dans les « sphères officielles » de Londres et que la sagesse du roi et la prudence du gouvernement cherchent et réussissent partiellement à imposer à l’opinion publique ; mais les foules anglaises et la presse elle-même sont moins dociles qu’on ne le croit parfois aux suggestions du pouvoir ; les succès discutés et trop longtemps attendus des Nippons ont refroidi leur enthousiasme ; mais elles n’attendent qu’une occasion pour manifester, contre le Russe ennemi, leur incoercible défiance et leur haine vivace.

L’Américain des États-Unis est, plus directement encore que l’Anglais, intéressé aux affaires de l’Extrême-Asie : il est, ou il prétend devenir, le dominateur du Pacifique et faire pénétrer ses marchandises dans tous les pays riverains de son gigantesque domaine. « Les affaires sont les affaires, » et les Yankees craignent qu’une extension de la puissance russe en Asie ne mette obstacle à leur trafic. Ils veulent « la porte ouverte ; » la Russie s’est engagée à ne point la fermer en Mandchourie ; mais n’avait-elle pas aussi promis d’évacuer la Mandchourie et notamment Niou-Tchouang ? L’Américain, homme d’affaires avant d’être homme d’État, ne se préoccupe que de l’avenir immédiat et néglige les prévisions à longue échéance ; il ne se demande pas si la victoire des Nippons et l’établissement de leur hégémonie dans la Chine du Nord ne seraient pas suivis de l’expulsion des blancs du continent jaune et si la production industrielle du Japon et d’une Chine japonaise ne serait pas la concurrence la plus redoutable que le commerce des États-Unis puisse rencontrer ; il suffit que la puissance russe lui apparaisse comme une limitation actuelle de son activité pour qu’il penche du côté des Japonais.

Mais le secret des bruyantes sympathies des Américains pour le « cher petit Jap, » c’est dans leur caractère plus que dans leurs intérêts qu’il faut le chercher. Le sens critique va rarement de pair avec l’esprit d’entreprise et l’audace des initiatives heureuses ;