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ami et un élève : on lui a fait croire que le Japon était l’Angleterre de l’Extrême-Orient, qu’il avait, comme elle, confié sa fortune aux Océans et mis sa force et son espoir dans l’industrie et le commerce. La plupart des vaisseaux de guerre et des canons de l’amiral Togo sortent des usines britanniques, et l’Anglais suit avec passion une expérience navale où sont mis à l’épreuve les moyens d’action et les méthodes de l’Amirauté. Jusque dans l’attaque brusque, sans déclaration de guerre, l’impérialisme du peuple des grandes villes a reconnu des procédés qu’il ne réprouve pas et admiré une énergie qui le séduit. Mais surtout le sens pratique du public anglais s’engoue du little Jap parce qu’il voit en lui le champion intrépide des intérêts britanniques, assez hardi pour s’attaquer au géant que John Bull redoute et respecte en même temps comme la seule puissance capable d’imposer une limite à l’essor de son Empire. Jusque dans ses accès de jingoïsme effréné, la foule anglaise reste utilitaire et se laisse guider par son instinct national ; on lui a appris à haïr la Russie, on lui a montré le cosaque, coiffé de peau de mouton et la lance au poing, prêt à fondre, du haut de l’Hindou-Kouch, sur l’empire des Indes, à descendre vers le golfe Persique, à ravir Pékin et Constantinople, à chasser de l’Asie le drapeau de l’Union et à étouffer, de ses bras puissans, la civilisation anglaise et le commerce impérial. Quand Disraeli revint de Berlin, vainqueur sans combat de la Russie épuisée par ses victoires mêmes, et rapportant « la paix avec l’honneur, » il fut le plus populaire des hommes d’Etat britanniques. Le rôle où Disraeli et Bismarck excellèrent, en 1879, quand ils arrêtèrent les Russes aux portes de Stamboul, est, en 1904, dévolu aux flottes et aux armées nippones ; à elles de barrer aux Russes la route de Pékin : toute la sympathie intéressée du peuple anglais les accompagne, et, si elles venaient à se briser contre le colosse, l’opinion acclamerait le nouveau Beaconsfield qui saurait contenir et endiguer le débordement des Slaves sur le Céleste-Empire. Cette hostilité passionnée du public, — tout au moins de la foule qui n’obéit qu’à ses instincts et à ses passions sans égard aux opportunités changeantes de la politique — rien, dans le conflit actuel, ne saurait l’empêcher de se manifester, chaque fois qu’elle en trouvera l’occasion, contre « l’ennemi héréditaire. » Le Globe résumait bien la force et les raisons d’être de ces sentimens populaires quand il écrivait :