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complète de la société sur les ruines des anciennes religions, des vieilles patries et des institutions mortes. Dans cette œuvre de rapide et totale transformation, dans cette gigantesque entreprise de palingénésie sociale, l’empire nippon leur apparaît comme un précurseur et comme un allié. N’a-t-il pas donné, depuis 1868, l’exemple d’une société qui, par un acte de la volonté de son gouvernement, s’inspirant des principes supérieurs de la civilisation occidentale, s’est, en quelques années, métamorphosée en un État moderne ayant un parlement, une presse, un ministère responsable, tout l’attirail compliqué de ce qu’on nomme « la liberté politique » et doté aussi d’une industrie, de machines perfectionnées, de canons et de cuirassés du meilleur modèle ? Mais surtout, les Nippons n’ont-ils pas, au regard des « socialistes, » l’avantage de n’être pas chrétiens, d’être presque complètement détachés de toute croyance religieuse, de n’avoir pas à lutter contre les préjugés ataviques des vieilles religions, et de pouvoir construire de toutes pièces une société nouvelle d’après les principes de la « civilisation moderne » et les « lois de la science ? » Dans la lutte qui met aux prises Russes et Japonais, leur ardente sympathie va tout droit au Japon comme au représentant de la civilisation ; son triomphe, dont ils ne doutent pas, sera le triomphe de la raison éclairée par la science contre l’obscurantisme, le triomphe de la civilisation moderne contre le moyen âge, de la liberté des peuples contre l’absolutisme des rois, de la Révolution contre la réaction. Dans l’espérance des dirigeans du socialisme, le Japon est le bélier formidable qui porte les premiers coups et commence d’ébranler la forteresse où tous les préjugés qui enchaînaient l’humanité et paralysaient son essor, résistent désespérément à l’assaut des idées nouvelles. Comme le poignard de Louvel était « une idée libérale, » les torpilles et les obus de l’amiral Togo sont des idées révolutionnaires.

Que les théoriciens de la Révolution et les philosophes du socialisme se fassent de la Russie et du Japon une image inexacte et que la réalité ne corresponde guère à leurs conceptions, peu importe au point de vue qui nous occupe ; que la Russie et le Japon, qui se battent pour des intérêts très précis et des ambitions très définies, n’aient même pas conscience du rôle qu’on leur attribue et des batailles d’idées dont ils sont les champions involontaires, peu importe encore, car les illusions sont souvent