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gagnent juste le double. En moyenne, à travail similaire et sensiblement égal, les ouvrières sont payées un tiers ou moitié moins que les ouvriers » Encore, comme pour ceux-ci, les amendes viennent-elles souvent retrancher une bonne part du gain.

Quant aux enfans, on les emploie plus volontiers encore parce qu’ils sont plus économiques ; dans les filatures, même lorsqu’ils font le travail d’un ouvrier, on ne les paye que 8 à 10 sèn par jour. Malgré la loi de 1902 qui interdit de faire commencer r» apprentissage » avant onze ans, on prend souvent les enfans à sept ans. « On les loge, on les nourrit. Dieu sait comme ! On leur fait donner tout le travail qu’ils peuvent ; et, pour tout salaire, alors même qu’ils sont devenus des hommes, on les gratifie de 3 yen par mois, 6 sous par jour ! »

Voilà, semble-t-il, quelques-unes des raisons qui devraient éloigner de cet enfer des travailleurs les sympathies actives des « partis socialistes » européens. Si de pareilles choses se passaient en Russie, si l’on y attelait les hommes, si l’on y tolérait un pareil gaspillage du travail humain, si la traite des ouvriers, des femmes et des enfans s’y pratiquait aussi ouvertement, quels articles virulens ne lirions-nous pas sur la « barbarie » de l’empire moscovite ! Mais non, c’est le Japon qui « tient le flambeau de la civilisation moderne ; » c’est lui qui est « occidental, » lui seul qui s’inspire des principes d’humanité et de justice[1] !

Enfin, si les « socialistes » d’Europe se désintéressent du sort des travailleurs japonais, ne pourrait-il pas arriver que le triomphe des Japonais sur les Russes eût des conséquences dangereuses pour les ouvriers européens eux-mêmes ?

La concurrence du travail jaune, pour n’être pas le péril imminent

  1. Le prince Kropotkine est un des rares révolutionnaires qui ne partagent pas ces illusions. Il a exposé son opinion dans une lettre au Soir (de Bruxelles, 26 février). « Est-il désirable de voir un État aussi belliqueux et si plein de rêves impérialistes que le Japon s’établir en Mandchourie ? Je ne le crois pas... Le Japon lui-même y perdrait bientôt ce que sa civilisation a eu d’attrayant. Fruit de siècles de paix, celle-ci va vite disparaître sous l’uniforme européen, aux sons d’une méchante traduction du God save the King !.... N’ayant aucune sympathie pour les rêves de conquête des faiseurs d’argent russes, je n’en ai pas non plus la moindre dose pour les rêves de conquête des capitalistes et des féodaux du Japon modernisé. Car ce n’est pas pour déverser le trop-plein de leur population que les classes dirigeantes du Japon rêvent de conquérir la Corée, la Mandchourie et... Pékin c’est pour écouler des marchandises produites au moyen d’une exploitation odieuse des femmes et des enfans, au sein d’une population agricole appauvrie ; c’est pour gouverner et s’enrichir à l’européenne ! »