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château que le prince de Croy possédait à la frontière du Hainaut[1].

C’était l’avis général. Le public, prenant les probabilités pour des certitudes, croyait unanimement que la famille royale avait gagné la frontière du Nord. On précisait même certains points. Un voiturier, Claude Tapon, avait reconnu le Roi, « descendu de voiture pour faire ses besoins, » sur la route de Sentis à Vauderlan[2]. On disait que, sorti des Tuileries par le fameux souterrain, la famille royale « avait descendu la Seine jusqu’à Saint-Ouen, dans un bateau bien armé, » et gagné la forêt de Compiègne, où l’attendait, en manière d’escorte, tout le régiment du Royal Suédois, commandé par le comte de Fersen[3]. Ces imaginations étaient un lénitif pour la curiosité publique. Mais, en réalité, on ne connaissait rien. Trente heures après la constatation du départ de Louis XVI, l’Assemblée nationale ni qui que ce soit dans Paris ne disait ou ne savait encore par où le Roi et sa famille étaient sortis des Tuileries, dans quelle voiture ils étaient partis, ni quelle route ils avaient suivie[4].

Cette annulation subite du pouvoir royal, que l’immense majorité considérait encore comme étant l’âme et la vie de la France, causait une impression d’anéantissement, de léthargie, de vide, qui se dégage de tous les récits comme de tous les articles de journaux. « Rien, toujours rien : » c’est le mot dont s’entre-saluaient les Parisiens pendant les deux longues journées du 21 et du 22 juin. Aux premiers rapports fantaisistes, signalant l’arrestation du Roi à Meaux, à Senlis, à Valenciennes, sur la côte d’Honfleur, succédait une ignorance absolue du lieu où il s’était retiré ; chaque heure écoulée ajoutait à l’impatience et au mystère. Sur un point, tous s’accordaient : c’est que les fugitifs avaient eu largement le temps de gagner la frontière, et c’est de l’étranger qu’on attendait la signification des conditions qu’ils allaient sans nul doute imposer à la Révolution.

Le même cauchemar d’incertitude et d’anxiété obsédait l’Assemblée, déclarée en permanence. Sa dignité exigeait de la tenue et, afin de bien montrer au monde qu’un vulgaire incident politique, tel que la disparition de l’Exécutif, ne primait

  1. Archives nationales. DXXIX b 35.
  2. Archives du greffe de la Cour d’Orléans et pièce citée par Bimbenet.
  3. Le Babillard.
  4. Lettre signée Saint-Priet, adressée à Mme de Saint-Priet, conseillère d’État à Montpellier, Paris, le 22 juin 1791. Archives nationales, DXXIX, b 27, no 20385.