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du ministre et nièce de M. d’Allonville... » On ne sait si le Roi l’entendit ; mais l’escorte le hua et s’efforça de le désarçonner. Poussant son cheval, il se fait place, et tirant en l’air un coup de fusil, il s’éloigne au galop sur la levée d’un pré-marais, appelé l’étang du Rupt : des paysans font feu sur lui, — sans l’atteindre ; — mais son cheval glisse sur le gazon glaiseux, il roule dans un fossé où, vite, il est rejoint, fusillé à bout portant, rompu à coups de gourdin, défiguré à coups de pioche : scène presque inaperçue parmi les chants et les huées de la foule en joie ; le Roi pourtant entendit la fusillade et s’informa :

— Ce n’est rien, répondit quelqu’un, c’est un fou qu’on tue !

Dampierre n’était pas mort encore les meurtriers le saisirent par le collet de l’habit, et le traînèrent, hurlant de douleur, vers la route, pour l’achever sous la voiture royale : à cinquante pas du grand chemin, arrêtés par un fossé étroit et profond » ils y laissèrent rouler le moribond qu’on acheva d’une dernière décharge.

Au premier village, Dammartin-la-Planchette, les assassins faillirent s’égorger pour le partage des armes, et du cheval de leur victime : ils avaient, dit-on, laissé sur le cadavre une chaîne d’or et cinquante louis qui furent retrouvés au moment de l’inhumation[1].

Le cortège n’avait pas été arrêté, il avançait lentement sous l’implacable soleil, en débandade lamentable d’hommes exténués, traînant la jambe. Trois heures après le départ de Sainte-Menehould, on arrivait à Auve : les paysans, plantés sur le bord de la route, regardaient passer cette cohue piétinante, dans un tumulte de cris et de chansons obscènes. Ceux qui entouraient la berline interpellaient grossièrement le Roi et la Reine, qu’on apercevait dans la poussière, affaissés, mornes, impassibles.

Le village traversé, on reprit la ; marche par la vaste plaine : au Neuf-Bellay, un hameau de trois maisons, avant Tilloy, vers

  1. Une chose, véritablement étonnante sur certains points, c’est l’infidélité des souvenirs des spectateurs mêmes du drame. Ainsi Mme de Tourzel place avant l’arrivée à Sainte-Menehould l’assassinat de M. de Dampierre. « Lorsque le Roi, dit-elle, passa sur une chaussée entre Clermont et Sainte Menehould, nous entendîmes tirer des coups de fusil et nous vîmes courir dans la prairie une foule de gardes nationaux. Le Roi demanda ce qui se passait. « Rien, lui répondit-on, c’est un fou qu’on tue. » Et nous sûmes, peu après, que c’était M. de Dampierre, gentilhomme de Clermont., que son empressement à chercher à approcher de la voiture de Sa Majesté avait rendu suspect à la garde nationale. »