Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 21.djvu/166

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’autres ; de très loin on voit venir cette cohue, qui passe bruyante, suante, avinée ; c’est à peine si on peut apercevoir la berline, tant elle est serrée de près, entourée, prisonnière. La voici, vitres baissées, embrumée d’un nimbe de poussière, où l’on devine le visage congestionné du Roi, le front révolté de la Reine, les attitudes accablées des enfans, et cet abaissement exalte la lâcheté populaire : les gens jouent des coudes, bousculent, s’accrochent à la portière, regardent, bouche bée, avec une insultante familiarité, et, quand ils ont bien vu, ils crachent aux captifs la seule injure qu’ils connaissent : Vive la nation !

Près de trois heures pour faire trois lieues ; à midi et demi seulement, le formidable cortège parvenait à la ferme de Vertevoie et s’engageait sur la pente rapide qui dévale vers Sainte-Menehould.

La plaine de Champagne apparaissait calcinée sous le soleil. Déjà montait de la vallée l’immense bourdonnement d’une multitude surchauffée, le roulement des tambours et les sonneries des cloches.

Après la nuit d’angoisse, la ville de Sainte-Menehould, depuis l’aube, fermentait : à quatre heures du matin, on avait vu reparaître Drouet et Guillaume[1] ; par eux, on avait su les faits de Varennes ; peu après, passait Mangin, portant à Paris la nouvelle de l’arrestation ; puis des courriers se succédèrent, annonçant le retour. Toute la contrée, pour voir le Roi, descendait vers Sainte-Menehould ; du côté de Châlons, les estafettes continuellement accouraient, venant aux informations ; même la garde nationale de cette ville s’était entassée sur quatre chariots et avait fait la route en poste[2]. L’événement prenait l’allure d’une gigantesque partie de plaisir : en prévision de l’affluence, les ménagères de Sainte-Menehould avaient cuit du pain toute

  1. « Il était quatre heures, quand les sieurs Drouet et Guillaume, reparaissant au milieu de nous... » Extrait du registre des délibérations du Conseil municipal de la ville de Sainte-Menehould. « De retour à Sainte-Menehould, le lendemain à trois heures du matin, Drouet et Guillaume annoncent... » Mémoire tendant à établir les droits qu’ont à la reconnaissance de la nation les habitans de Sainte-Menehould... Fournel, l’Événement de Varennes, pièce justificative, p. 377.
  2. État des dépenses occasionnées dans le département de la Marne par le passage du Roi et de la famille royale.
    Aux sieurs Chanoine, Fouet, Loyer, Subet et Quillet, pour leurs frais de poste du voyage qu’ils ont fait à Sainte-Menehould à la tête des gardes nationales de Châlons, 38 fr. 10.
    Au sieur Lance, pour voiture par lui fournie aux officiers et autres qui ont été à la rencontre du Roi, 118 fr.