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des renseignemens circonstanciés sur cet intéressant jeune homme[1]. »

Quelque temps après, le général von Unruh vint offrir à Curtius de se charger de l’instruction du jeune prince dont il était le gouverneur militaire. Il paraît que le choix de la princesse Augusta avait d’abord rencontré quelque résistance à la Cour. Curtius n’était-il pas originaire d’une ville libre ? On lui supposait donc des opinions, sinon républicaines, du moins peu en harmonie avec l’esprit d’une royauté qui se prétendait de droit divin. Au fond, Curtius n’était ni républicain ni monarchiste : toute sa politique remontait à la Grèce en passant par Rome, comme celle de Bossuet était tirée de l’Écriture sainte. Plus tard, dans un de ces discours d’apparat où il excellait, il mettra les victoires de la Prusse sous l’égide de Pallas Athéné, et il comparera la lignée des Hohenzollern aux Pélopides d’Argos, aux Cadméens de Thèbes, aux Tarquins de Rome. « C’étaient tous des immigrés, et, comme tels, ils étaient plus aptes au gouvernement que des indigènes : une race d’immigrés pouvait seule considérer le gouvernement comme une obligation, comme une fonction à laquelle il leur était impossible de se soustraire[2]. » Pour le moment, il ne consulte que sa conscience de patriote et de savant. Lui est-il permis d’abandonner brusquement la carrière dans laquelle il vient de débuter et pour laquelle il se sent fait ? D’un autre côté, est-il bien l’homme qu’il faut pour l’emploi qu’on lui propose ? Enfin, après avoir beaucoup hésité, et après qu’on lui a promis que son travail personnel ne sera point entravé, il « passe le Rubicon ». « Ce qu’on veut, écrit-il à son père, c’est un homme qui suive le prince pas à pas, et qui en même temps, par ses goûts scientifiques, exerce sur lui une action bienfaisante. Le prince est une nature tendre, pleine d’abandon, s’attachant facilement;, mais capable de mouvemens passionnés. La question de savoir comment il sera dirigé et entouré jusqu’à sa dix-huitième année est de la plus haute importance. On imagine difficilement une tâche plus élevée ; mais il semble aussi qu’on n’ait pas le droit de s’y soustraire, lorsqu’on

  1. L’auteur de la lettre, le diplomate Kurd de Schlœzer, était le fils du consul général de Russie à Lubeck, et s’occupait d’études orientales à Berlin. La lettre est adressée à Théodore Curtius, le second frère d’Ernest.
  2. Die Entwickelunq des preussischen Staats nach den Analogien der alten Geschichte : Alterthum und Gegenwart, 2e volume.