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lamas qui incarnent et réincarnent indéfiniment des saints entre lesquels existe une hiérarchie plus ou moins sacrée. Le Dalaï-Lama est le plus important de tous, parce qu’il siège à Lhassa, c’est-à-dire dans la capitale ; mais le Thashi-Lama, qui siégea Thasi-Lhumpo, incarne un saint encore supérieur. Il n’existe pas une harmonie parfaite entre les divers lamas, et les Anglais pourront probablement s’appuyer sur les uns contre les autres. N’est-ce pas ainsi, d’ailleurs, qu’ils sont devenus les maîtres de l’Inde ?

Les vrais motifs de l’expédition tiennent à deux causes principales, le caractère personnel du vice-roi des Indes et les projets plus ou moins réels qu’il a prêtés à la Russie. On a parlé aussi de l’inexécution d’arrangemens commerciaux signés il y a une dizaine d’années, et qui avaient pour objet de donner plus de facilités à l’entrée au Thibet du thé indien ; mais ce n’est là que le prétexte de l’opération mi-partie politique et mi-partie militaire où les Anglais se sont engagés. Lord Curzon est un homme habile, remuant, ambitieux, qui a entrepris beaucoup de choses depuis qu’il est à la tête du gouvernement des Indes, mais n’en a achevé aucune dans des conditions propres à décourager la critique. Les résultats de sa politique dans le golfe Persique, par exemple, sont encore assez incertains. Il tient à laisser de lui un grand souvenir en Asie et à produire une forte impression en Europe : on le regarde déjà, en Angleterre, comme un homme qui pourrait être appelé à y jouer un rôle important. Les gouverneurs de colonies font quelquefois cet effet à distance, et leur prestige diminue quand on les voit de plus près : au surplus, nous ne disons pas cela pour lord Curzon, n’ayant aucune raison de croire qu’il ne justifiera pas les espérances de ses admirateurs.

Dans le développement de sa politique, il a rencontré sur plus d’un point les Russes comme des obstacles, ou du moins comme des rivaux : voilà sans doute pourquoi il n’a pas toléré la pensée de les retrouver un jour au Thibet. Leurs projets l’ont inquiété : il les a qualifiés de peu amicaux dans un discours public. Qu’avaient donc fait les Russes pour éveiller si vivement ses susceptibilités ? Peu de chose. Ce sont les Thibétains qui ont envoyé une mission à Saint-Pétersbourg, avec des cadeaux et des paroles aimables, et ils en ont remporté d’autres cadeaux et des paroles non moins bienveillantes. Lord Curzon n’a pas mis en doute que cette démarche avait été encouragée, et il y a vu une menace pour la sécurité de ce qu’il appelle le glacis septentrional des Indes. Il ne semble pas avoir réussi du premier coup à faire partager ses appréhensions au gouvernement britannique, que la