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toute-puissante des « milieux » pour la production et le développement des genres littéraires ; jamais, du moins, il ne l’avait encore énoncée aussi expressément, ni n’en avait tiré une application pratique aussi immédiate. Mais, pour nous, au contraire, cette théorie n’a rien de nouveau : car c’est celle exactement que, depuis vingt ans, nous avons trouvée formulée et mise en valeur dans toute l’œuvre historique de M. Brunetière. A plusieurs reprises déjà, j’ai eu l’occasion de montrer comment cette théorie s’était répandue de proche en proche à travers l’Europe, partout renversant ou modifiant les méthodes anciennes, créant partout une façon plus directe, plus intime, plus proprement « historique » à la fois et « littéraire » d’envisager l’histoire de la littérature. Voici de quelle manière elle nous est à présent définie par Leslie Stephen :


Nous pouvons considérer que toute forme littéraire, le drame, le poème épique, l’essai, etc., est comparable à une espèce en histoire naturelle. Elle a, en quelque sorte, un certain principe organique particulier, qui réside au fond d’elle, et détermine les modes possibles de son développement… Et, de même qu’en histoire naturelle, la succession historique des espèces, dans la littérature, implique que sans cesse quelques-unes d’entre elles s’usent, dégénèrent, passent à l’état de « survivance »… Et je puis ajouter encore que, en fait, la marche des divers genres littéraires est discontinue, impliquant un compromis entre deux conditions qui correspondent à ce que sont, en politique, le conservatisme et le radicalisme : sauf parfois, pour la tendance conservatrice, à n’avoir d’autre effet que de faire survivre des genres déjà condamnés à mort, et, pour la tendance radicale, à produire bien des œuvres ayant la crudité d’une application imparfaite de principes nouveaux.


Telle est donc la doctrine qui, dans le dernier livre de Leslie Stephen, est venue se joindre et essayer de s’unir à l’ancienne doctrine de l’« influence des milieux. » Mais c’est surtout dans le cours même du livre que se fait voir clairement à nous l’importance capitale attachée par l’écrivain anglais à cette doctrine nouvelle de l’évolution organique, et, pour ainsi dire, spontanée, des genres littéraires. Tandis que, dans son Histoire de la pensée anglaise au XVIIIe siècle, l’auteur insistait de préférence sur les périodes stables du mouvement général des idées, sur les hommes et les œuvres qui représentaient comme un temps d’arrêt dans le courant historique, ici son point de vue a entièrement changé, ou plutôt même s’est entièrement renversé. Ce qui l’intéresse désormais, ce ne sont plus les temps d’arrêt, mais les montées et les descentes, le travail continu de formation et de désorganisation des genres littéraires. A peine s’il consacre quelques lignes