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quotidienne où il faut vouloir et agir, transportez-le dans le domaine de l’abstraction et des rêves philosophiques, tout change, tout s’illumine. M. Bergeret devient adroit, prudent, agile et séduisant. Il sait comme personne jongler avec les idées et avec les mots. Et les propos harmonieux abondent sur ses lèvres fleuries.

Y avait-il lieu de transporter du roman au théâtre l’histoire de M. Bergeret, et pouvait-on faire de celui-ci un personnage de comédie ? Ce qui est certain, c’est que M. France n’y a guère réussi. La pièce qu’il vient de donner à la Renaissance est le plus souvent banale et nous traîne à travers des incidens d’une fâcheuse insignifiance. Nous y voyons d’abord M. Bergeret à table avec Mme Bergeret et ses filles. La côtelette qu’on lui sert est crue. On la lui rapporte trop cuite. À ce propos M. Bergeret cite des exemples empruntés à l’histoire ancienne. On ne saurait croire à quel point les questions de cuisine, quand on les met au théâtre, perdent de leur intérêt. Pour ce qui est de citer les auteurs à propos d’une côtelette brûlée, c’est le fait d’un niais, on ne peut s’y tromper. Ce M. Bergeret, qui s’écoute parler et se sait gré de l’heureux choix de ses termes et de l’à-propos de ses citations, est d’un pédantisme insupportable. M. France a essayé de conserver à la scène quelques-uns des personnages qui nous avaient divertis dans ses livres, et il les a fait défiler au second tableau sous l’orme du mail ; mais ce sont de vagues et méconnaissables silhouettes. Et comme il fallait tout de même dans cette pièce incertaine et inconsistante quelque chose qui ressemblât à une intrigue, l’auteur a imaginé de donner un rôle assez important aux filles de M. Bergeret. L’une de ces demoiselles, Pauline, est sérieuse et amie des livres ; elle tient de son père. Hélas ! l’autre tient, de sa mère. Elle est frivole et entêtée, et, s’étant amourachée d’un bellâtre qu’elle rencontre sur l’a promenade, elle donne bien du tourment à M. Bergeret.

Mais le sujet de la pièce, dans ce qu’il y a d’essentiel, c’est la lutte de M. Bergeret contre ce démon domestique qu’est Mme Bergeret. Lutte acharnée et silencieuse. Car si, pendant la première partie de la pièce, M. Bergeret parle trop, en revanche on peut trouver que dans la seconde partie de la pièce il ne parle pas assez. Donc, au quatrième tableau, nous voyons que Mme Bergeret s’est laissée choir dans les bras du jeune M. Roux, l’élève préféré de son mari. M. Bergeret entré à l’improviste aperçoit les coupables ; il hésite un instant ; puis, prenant son parti, il traverse le salon, cueille un livre sur un guéridon, et sort sans bruit. La toile aussitôt baissée se relève, et nous voyons M. Bergeret rentrer en sanglotant dans son cabinet. Il s’affale dans