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légères. Ces causeries sont un charme pour la souplesse ondoyante, l’art des rapprochemens et l’imprévu des anecdotes. L’esprit qui s’y joue est, à coup sûr, l’un des plus singuliers qui aient paru parmi nous. Aucun autre n’a été plus loin dans le scepticisme. M. France est même le seul de nos contemporains auquel convienne complètement l’appellation de sceptique. Car non content de railler tour à tour chacune des opinions reçues de la plupart d’entre nous, il se hâte de montrer l’inanité de l’opinion contraire. Et aucun autre ne s’est montré plus aristocratique. Car repousser le secours de toutes les croyances auxquelles les hommes éprouvent le besoin de s’attacher et montrer l’inanité de toutes les opinions auxquelles ils se rangent, c’est la vraie façon de se séparer de la foule, en comprenant dans la foule à peu près tous les hommes.

A vrai dire, les diverses parties de l’histoire contemporaine ne sont pas égales en valeur : la fatigue s’accuse dans l’Anneau d’Améthyste, où il y a des longueurs, des redites, des traits trop appuyés ; le petit chien de M. Bergeret y occupe une place déjà exagérée ; il y est trop question de galanteries de fiacres ou de chambres d’hôtel. Et nous n’avons garde de suivre M. Bergeret à Paris où l’on voit clairement que ce professeur en Sorbonne s’occupe trop de politique pour avoir encore le temps de s’occuper de ses cours. Il reste que ces petits livres ; l’Orme du Mail et le Mannequin d’Osier sont parmi les plus achevés qu’on doive au roman contemporain.

M. France aime à introduire dans chacun de ses récits un personnage auquel il prête quelques-unes de ses idées et qu’il charge d’exprimer sur certains points sa propre philosophie. Ce personnage est ordinairement d’allures bizarres et déconcertantes, car il se soucie médiocrement de l’opinion et beaucoup de choses auxquelles nous attachons de l’importance lui paraissent indifférentes. Il vit par la pensée dans un monde fort différent du nôtre. C’est ici M. Bergeret, maître de conférences de littérature latine à la Faculté. Il manque à M. Bergeret la résignation souriante de Sylvestre Bonnard ou le cynisme joyeux de Jérôme Coignard. Il chemine tristement dans la vie, qui est dure pour lui, comme elle l’est pour tous ceux qui n’ont pas le sens de la réalité. Il est, au dire de son biographe, « d’une maladresse qui, pour l’exactitude et la sûreté, égale l’adresse la plus exercée. Il saisit avec un art subtil toute occasion de se nuire. Il inspire une aversion naturelle au commun des hommes, et il en souffre, étant sociable et enclin à communiquer avec ses semblables. » Timide, faible, indécis, c’est un pauvre homme. Mais, de ce cercle de la vie