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tout le prix. C’est une des parties les plus originales de l’œuvre de M. France, et elle forme un curieux chapitre de l’histoire du roman de mœurs provinciales.

Dans ses livres précédens, M. France s’était plu à mêler de fantaisie son observation, et tantôt à dépayser son lecteur en transportant le récit dans quelque cadre vaguement historique, comme dans Thaïs et dans la Rôtisserie de la reine Pédauque, tantôt à évoquer devant lui, comme dans le Lys Rouge, le décor de quelque nouveau Décaméron. Pour se faire l’historien au jour le jour des administrés du préfet Worms-Clavelin, il s’est attaqué directement à la peinture de la réalité contemporaine. Et, sans recourir à l’appareil redoutable auquel nous ont accoutumé les romanciers réalistes, sans appuyer, comme en se jouant, il nous a donné, avec une précision très aiguë, l’image de la vie dans un chef-lieu de département à la fin du XIXe siècle. On croit l’auteur uniquement occupé à nous conter les péripéties de la lutte entre l’abbé Lantaigne et l’abbé Guitrel, les misères conjugales de M. Bergeret et les déceptions amoureuses de Mme de Gromance ; cependant c’est toute la petite ville qui se dessine avec ses rues tortueuses aux noms surannés, et telle qu’elle a été façonnée par une société qui n’est plus pour une vie qui ne ressemblait pas à celle d’aujourd’hui. Une foule anonyme continue d’y entretenir un commerce de menues rivalités et d’intarissables commérages ; au premier plan se détachent les figures des habitans notables, par qui sont représentées les grandes forces sociales : le préfet, l’évêque, le général, le hobereau, le médecin, l’archiviste, le professeur du séminaire, le professeur de l’Université, et quelques autres. Chacun de ces types est indiqué d’un trait rapide, en croquis légers et spirituels.

Certes, ils ne sont pas conçus dans un parti pris d’extrême bienveillance. M. France renoue la tradition de notre littérature qui, de Molière à La Bruyère et de Balzac à Flaubert, n’a jamais voulu peindre de la province que ses ridicules. Par-là encore, il se distingue de plusieurs écrivains d’aujourd’hui. En ces derniers temps, nous nous sommes sentis émus d’une sympathie toute nouvelle pour ce qui touche à nos vieilles provinces. Nous nous sommes plu à en évoquer le pittoresque, à en interroger les légendes, les traditions, les souvenirs, les coutumes. Parce qu’elle meurt un peu chaque jour, cette vie provinciale redevient chère à notre imagination, et se pare pour nous du charme propre aux choses qui s’en vont. C’est pourquoi nos romanciers, avant qu’elle n’ait entièrement disparu, cherchent à en