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Elle m’entoure alors le cou de son bras nu.
Et, m’élevant jusqu’à sa bouche :
« Vraiment ! cher pèlerin, te voilà revenu,
Me dit-elle, éprise et farouche.

Quelque lieu que tes pas sans but aient visité,
Près des mers ou dans la montagne,
Ne m’as-tu pas toujours sentie à ton côté,
Invisible et sûre compagne ?

C’est moi qui t’arrêtais de secouer au vent
Tes souvenirs, cendre tenace
Que le rêveur emporte en voyage souvent,
Mêlée au pain de sa besace.

Peut-être, malgré moi guéri de mon amour,
Ayant surmonté ta détresse,
N’es-tu qu’un amant las qui vient dès son retour
Rompre avec sa vieille maîtresse ?… »

Mais, me voyant baisser la tête sans oser
Répondre à son acre ironie,
Elle m’attire et m’offre à boire son baiser,
Source amère de tout génie.

Puis, me parlant avec une étrange douceur :
« Je demeure donc à moi seule
Ta muse, ô mon poète, et ta fille et ta sœur
Et ton épouse et ton aïeule !

Ne va pas en nourrir de haine contre moi,
Car je suis nécessaire et sainte,
Et je ramène à Dieu les cœurs de bonne foi,
Régénérés par mon étreinte. »

Or, tandis qu’elle parle encore en me berçant,
Je regarde, apaisé par elle,
Sourire son visage austère d’où descend
Une clarté surnaturelle.