merce de la France que si je tentais de la garder. » Ce point de vue, déjà discutable et incertain, n’était pas déterminant dans l’esprit de Bonaparte, puisque, le lendemain, il disait au même Barbé-Marbois : « Je vous charge de négocier cette affaire avec les envoyés du Congrès. N’attendez pas l’arrivée de M. Monroe. Si je réglais mes conditions sur ce que ces vastes territoires vaudront aux États-Unis, les indemnités n’auraient point de bornes. Je serai modéré en raison même de l’obligation où je suis de vendre. Mais, à moins de cinquante millions, je ne traiterai point. » C’était trop peu ; puisque, sans difficultés, Barbé-Marbois en obtint soixante[1], et cela montre combien, à ce moment-là, les préoccupations financières avaient d’action sur le Premier Consul. Il voulait faire la guerre, et ne voulait pas emprunter ; les millions de la Louisiane lui étaient indispensables, et l’exposé politique qu’il avait fait le 10 avril, s’il contenait une part de vérité, colorait surtout de façon habile la préoccupation immédiate qu’il craignait d’avouer. Une dernière parole de Bonaparte est à citer. Comme Barbé-Marbois lui faisait observer que les limites des territoires cédés étaient fort mal déterminées, il répondit que, « si l’obscurité n’y était pas, il serait peut-être de bonne politique de l’y mettre. »
Nous possédons ainsi les élémens d’un jugement équitable : nous pouvons dire si le premier Consul, en cette circonstance, sut agir ou non en habile politique. L’hésitation, à mon avis, ne saurait être permise : il commit une erreur considérable. Obéissant à un instinct juste, il en tira des conséquences tout à fait fausses. Il fallait céder aux Américains ce dont ils avaient besoin et envie, et ce qui, d’ailleurs, suffisait pleinement à protéger la Louisiane contre les entreprises de l’Angleterre, à savoir la Nouvelle-Orléans et son district. Ils auraient donné pour cela le prix demandé, et un titre de propriété serait demeuré entre nos mains, dont nous aurions pu tirer par la suite d’énormes profits. On pouvait déjà être certain à ce moment-là qu’un nouveau rang d’États territoriaux, sans frontières maritimes, ne tarderait pas à se souder aux États déjà existans de l’Union américaine, et que la ligne du Mississipi viendrait bien vite à être franchie par
- ↑ Informé qu’au cours d’un banquet, le capitaine Mahan aurait rappelé que « les États-Unis n’avaient jamais versé à la France le montant du prix d’achat de la Louisiane, » j’ai prié M. le ministre des Affaires étrangères d’avoir l’obligeance de faire vérifier cette curieuse assertion. Il y a peu de temps, j’ai été informé par M. Delcassé que le versement du prix convenu avait été dûment effectué dans les délais spécifiés.