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gèrent à proclamer une république ; mais une république n’eût pu vivre qu’avec l’appui des Américains, et le demander eût équivalu à rompre les liens qui moralement rattachaient encore la Louisiane à la France. Or, écrit Aubry, rendant compte des scènes dont il venait d’être le témoin impuissant, « il se trouvait sur la place mille hommes en armes avec un pavillon blanc, criant tous généralement : Vive le roy de France ! et ne voulant pas d’autre roy. » Ulloa déclara plus tard qu’on avait surtout crié : « Vive le vin de Bordeaux ! À bas le poison de Catalogne ! » Mais, sous une forme plus prosaïque, c’est le même sentiment qui s’affirme. Il n’y a pas à s’y méprendre ; le retour à la France était bien l’objet des aspirations de ces colons qui auraient eu pourtant beaucoup de raisons de lui en vouloir. À nouveau, ils adressèrent à « Louis le bien-aimé » des suppliques grandiloquentes, et une députation qui ne fut pas même admise à les présenter au roi.

Pendant ce temps, l’Espagne, qui ne tolérait pas volontiers les affronts à sa dignité, expédiait à la Louisiane, muni d’instructions précises et de pouvoirs dictatoriaux, le général O’Reilly, soldat cosmopolite, d’origine irlandaise, d’une réelle intelligence et d’une égale dureté. La répression fut sanglante. La justice réclamait quelques bannissemens, de sévères admonestations, et une amnistie. L’amnistie n’intervint qu’après douze condamnations, six à la peine de mort et six à la prison ou aux galères. Toutes furent exécutées. La Cour de France, loin de formuler la moindre protestation, poussa la platitude jusqu’à approuver expressément ces inutiles rigueurs.

Quoique, d’ailleurs, on affectât de nier à Madrid que « l’attachement pour la nation française et pour le souverain eût été la cause du crime, » et que même on y considérât comme « pleinement prouvé » que « la patrie et le souverain étaient des objets très indifférens pour tous les chefs du soulèvement, » le gouvernement espagnol n’essaya pas de s’en autoriser pour entreprendre l’hispanisation de la Louisiane. O’Reilly paraît avoir mesuré d’un coup d’œil l’impossibilité d’en venir à bout, car il posa les bases d’un régime qui ne devait avoir d’espagnol que le titre et qui, pour le reste, demeurerait entièrement français. Les trente années que dura ce régime furent heureuses et prospères. Des gouverneurs se succédèrent qui apportèrent à remplir leurs fonctions autant de modération dans le jugement que de souplesse