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interrompre un instant sa poursuite, le fils de Jean de Lagny, le maître de poste. A quelle heure ce courrier parvint-il à Châlons ? C’est ce dont Viet n’a jamais parlé. Il y parvint pourtant, et si, bon cavalier, comme on peut croire, il alla d’aussi bon train que celui qu’avait mené Bayon, ce courrier arriva à la poste de Châlons à six heures et demie[1]. Il était en relations journalières de service et de famille avec le père Viet, dont le fils était son beau-frère ; il lui apportait, cette fois, l’avis bien officiel de la fuite du Roi, l’ordre d’arrêter la berline suspecte, et de lui courir sus si elle était passée. Comment Viet reçut-il cette communication ? On l’ignore[2]. Courut-il à la municipalité ? La transmit-il à quelque autorité ? Non, il se tint coi, du moins vis-à-vis des fonctionnaires qu’elle intéressait, car ici encore il louvoya : il ne se décida ni à ébruiter l’avis officiel qu’il recevait, ni à couper résolument la poursuite engagée sur l’initiative de Bayon. Si celle-ci s’était continuée sans arrêt, l’avis devait parvenir à sept heures et demie au Pont de Somme- Vesle, et à neuf heures à Sainte-Menehould, c’est-à-dire presque en même temps que la berline. Le raisonnement d’ailleurs est mathématique : Bayon, en route depuis midi à l’allure de six lieues à l’heure, rejoignait forcément au bout de cinquante lieues, la voiture royale, sortie de Paris neuf heures avant lui, mais ne parcourant, à l’heure, que trois lieues à peine. Or, la poursuite n’a pas été interrompue ; si on ne la suit que jusqu’à Châlons, c’est que là, confisquée par Viet, elle devint, en quelque sorte, occulte ; mais elle persista, bien des témoignages le prouveront et permettront d’établir que tout l’enchaînement des incidens de l’arrestation est imputable à Viet, à qui le hasard fournit, comme instrumens, deux très jeunes gens sur qui les liens du sang et de la parenté lui

  1. Il importe de bien rappeler que, de Paris à Chaintrix, Bayon avait couvert, ainsi qu’on dit aujourd’hui, la lieue de poste en dix minutes : soit six lieues à l’heure. On peut croire que son remplaçant, le fils de Lagny, adopta la même allure, et que, parti de Chaintrix, un quart d’heure après l’arrivée de Bayon, c’est-à-dire à cinq heures et demie, au plus tard, il parcourut facilement en une heure les cinq lieues qui le séparaient de Châlons.
  2. Il est bien certain que si, en arrivant à Châlons, délégué de Chaintrix par Rayon, le fils de Lagny se fût rendu à la municipalité, celle-ci aurait aussitôt expédié un courrier pour transmettre plus loin la nouvelle. Mais non, ce n’est que deux heures et demie plus tard, après neuf heures, à l’arrivée de Bayon lui-même, qu’on prend cette détermination. C’est donc que Viet avait confisqué l’avis au passage et que, bien qu’il ne pût empêcher ses gens de bavarder et les soupçons de se répandre, la municipalité ne savait rien d’officiel avant que Bayon ne comparût devant elle.