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on ouvrait les armoires, on sondait les couchages ; sur le grand lit d’apparat, entre quatre colonnes dorées, trônait une marchande de cerises, son éventaire sur l’édredon. — « C’est aujourd’hui le tour de la nation pour se mettre à son aise ! criait-elle : allons, la cerise, la belle cerise, à six sols la livre ! » Une fille qu’on voulait coiffer d’une fanchon de la Reine l’arracha de son front, disant que « ce bonnet la souillerait. » On obligeait les serviteurs du château à dépouiller la livrée, ce qu’ils faisaient de bonne grâce ; on riait fort, on furetait partout, on voulait tout voir, et sans cesse dominait la recommandation : — « Ne touchez à rien ! » Quelques jeunes gens décrochèrent le portrait du Roi et l’allèrent suspendre à la porte, en manière d’enseigne : logis à louer. Une grande joie fut l’arrivée du facteur, apportant les lettres, ne sachant où tourner ni en quelles mains déposer son courrier : — « Partis sans laisser d’adresse ! » criait-on ; les cachetées furent remises au Comité des recherches[1].

Peu à peu l’ordre se fit, les portes se fermèrent ; la garde nationale, d’elle-même, organisa un service de surveillance ; la rue, d’ailleurs, réclamait les badauds, anxieux des nouvelles. Lafayette venait de quitter le Carrousel ; il s’était fait amener son cheval, et, toujours sans escorte, coquetant avec le danger, il s’était rendu à l’Hôtel de Ville. A la Grève, la foule était plus nerveuse ; il y eut des bagarres ; quelques hommes du peuple avaient reconnu le duc d’Aumont, commandant de la 6e division de la garde nationale, celle qui était, la veille, de service aux Tuileries, et le désignaient à la populace comme l’un des complices de l’évasion. Il fut houspillé, dévêtu, foulé aux pieds ; on le poussait déjà vers la rivière, quand, d’un mot, Lafayette obtint sa grâce[2] !

Le commandant général était bien encore le roi de Paris : sa vue produisait une sorte de fascination, explicable seulement par la jeunesse de cœur et d’esprit de cette population qui naissait, pour ainsi dire, à la vie politique. Aussitôt qu’il paraissait, la

  1. Révolutions de Paris, juin 1791, et Partie de plaisir avortée à Varennes. Déclaration de P. Hubert, de Desclaux, etc., Lescure, Correspondance secrète, etc., Archives nationales DXXIXb.
  2. « On maltraite un peu M. d’Aumont que l’on croyait préposé cette nuit-là à la garde du Roi. Il dut son salut à l’intrépidité des grenadiers du bataillon Saint-Médéric, dont plusieurs furent blessés. » Partie de plaisir avortée. « Le duc d’Aumont maltraité par la foule est mis presque nu et roué de coups. » Le Babillard, n’ 18, 22 juin 1791