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monde s’attroupe, chausses ballantes, brosse en main, catogans dénoués ; un porteur d’eau[1]très ému, chargé du bain de la Dauphine, promène ses seaux dans les salons ; les marmitons, débuchés des cuisines, s’effarent : des exclamations incrédules se mêlent aux lamentations : — « Vous croyez que je ris ! gageons qu’ils sont partis ; » ainsi parle Poinçot, tournebroche du Roi, qui, entrant dans la bouche, vient d’apprendre la chose de Brisebarre, « officier de pâtisserie. » — « Nous ne sommes pas encore tranquilles ! » gémit Constant, l’allumeur de réverbères, sa boîte à huile sous le bras[2]. De l’étage inférieur montent des gens ahuris : les portes de la Reine restent fermées. Mlle Streel, employée à la garde-robe, qui, chaque matin, la première, pénètre dans la chambre pour le service de la table de nuit, n’a pas pu remplir son office. Fouquet, garçon de chambre de Madame Royale, introduit à l’heure habituelle chez la jeune princesse, « ne l’a pas vue dans son lit, comme à l’ordinaire. » Il a couru chez Mlle Schliek, femme de garde de Madame, et appris de sa servante « que Mlle Schliek était partie avec ses paquets, que tout le monde était parti, qu’il n’y avait plus personne[3]. » En effet, le logement de Mme Gougenot, femme de chambre de la Reine, est vide et le désordre de l’appartement témoigne d’un départ précipité[4]. Personne chez Mme Brunier, chez Mme Neuville, chez Mme de Toyrzel ; l’événement est connu en moins d’un quart d’heure de tout le château, depuis les rôtisseries dans les caves de la galerie du quai, jusqu’aux dernières mansardes du pavillon de Marsan qui comptait quatorze étages, et aussi aux écuries, a la rue du Dauphin, à la rue du Chantre, dans les maisons du vieux Louvre, aux baraques du Carrousel, où s’entassait une multitude d’employés et de fonctionnaires qui, chaque matin, prenaient aux Tuileries leur service. Tout s’arrêta instantanément, comme s’arrêterait, si on en décrochait les poids, une de ces colossales et inutiles horloges à mécanisme compliqué, qui marquent le jour, le quantième, les phases de la lune, le flux de la mer, sonnent à

  1. Nicolas Vauriant, dit Bourguignon, 50 ans, porteur d’eau, rue de Rohan.
  2. Déclarations de Nicolas Poinçot, tournebroche de la bouche du Roy, lie Pierre Gervais Constant, allumeur de réverbères. Documens déposés au greffe de la Cour d’Orléans. Bimbenet, 2e édition. Pièces justificatives 15-26.
  3. Déclarations d’Elisabeth Streel, 21 ans, employée à la garde-robe de la reine, de T. -B. Fouquet, 58 ans, garçon de la chambre de Madame, fille du roi. Bimbenet. Documens déposés au greffe de la Cour d’Orléans.
  4. Archives nationales D XXIXb 36.