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intervenu pour protéger la propriété des dessins du marchand européen.

L’Europe est, en effet, devenue le principal débouché des tapis d’Orient que, non contente d’importer, elle inspire et commande aux indigènes. Il en est expédié pour la France un million et demi de kilos chaque année, et cinq fois davantage pour l’Angleterre, pays d’entrepôt universel. Et, malgré les droits de douanes, qui varient chez nous, suivant la finesse, de 80 à 240 francs les cent kilos, malgré le coût et la lenteur des communications par caravanes jusqu’au golfe Persique ou à la mer Caspienne, — la balle de tapis met deux mois et demi à venir de Téhéran à Paris et sa valeur originelle est accrue de 30 pour 100 par le transport, — le chiffre de ce commerce augmente sans cesse.

Son origine est moderne. Il y a quarante ans, le seul tissu oriental d’une demande suivie était un objet de toilette et non d’ameublement, dont la vogue avait commencé avec le premier Empire et devait finir au milieu du second : le châle, ou shall, ainsi nommé peut-être d’une ville du Belouchistan, quoique fabriqué dans la capitale du royaume de Kachmir. Avoir dans sa corbeille, puis sur ses épaules, un « cachemire de l’Inde, » pièce d’étoffe multicolore, pliée en diagonale de manière à se terminer uniformément en pointe, à la hauteur des jarrets, fut l’apanage distinctif de la haute bourgeoisie sous le règne de Louis-Philippe. Les personnes aisées avaient un châle « carré, » les riches en avaient un « long, » les très riches en avaient à la fois des longs et des carrés ; vêtemens lourds sans être chauds et d’un porter difficile.

Les héroïnes de Balzac ne souffraient que des cachemires authentiques ; celles de Mürger aspiraient modestement aux cachemires français, car l’imitation des châles de l’Inde était une industrie florissante et faisait vivre des dizaines de milliers d’ouvriers à Paris, à Nîmes et à Lyon. L’introduction des produits indous était ainsi fort lucrative, et ce ne fut pas sans inquiétude que M. Dalsème, l’un des négocians qui s’y livraient avec le plus de succès, vit les dames, vers 1865, lasses du biais consacré par un demi-siècle, draper leurs châles en plis nouveaux, puis les coudre en « confections » ajustées à la taille, enfin s’en dégoûter sur leurs personnes et en couvrir les tables et les pianos, d’où ils ne tardèrent même pas à disparaître, relégués définitivement dans les armoires.