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soutiennent le point et forment un fond invisible à l’endroit. Les filles commencent l’apprentissage à six ou sept ans ; assises dès le lever du soleil à côté de leurs mères, elles apprennent à nouer et à frapper du peigne les rangées de points. Au bout de deux ans, elles sont salariées et, d’année en année, achètent des pièces d’or perforées, quelles portent alignées en chapelets, soit au bras, soit en collier, soit au bord de la coiffe, témoignage de leur capacité et représentation de leur dot.

Ces ouvrières, dont les mœurs sont pures et les besoins restreints, sont les privilégiées de l’Orient, puisqu’elles gagnent par semaine 15 piastres, — environ 4 francs, — tandis que leurs semblables, en Perse, ne sont payées que 25 centimes par jour, — un demi-kran. — Les meilleures ne sont pas payées du tout, ou du moins le sont d’une autre manière, parce que le patron les épouse pour être sûr qu’elles ne le quitteront pas. Ce système d’embauchage offre à nos yeux européens des aperçus assez neufs sur les rapports du capital et du travail, et sur le moyen de les concilier. Il n’est toutefois pratique qu’en pays de polygamie… et d’esclavage. Ces mariages, en effet, sont plutôt des achats. Chez les Turcomans, une toute jeune fille coûte 100 tomans (650 à 700 francs) à son premier mari, 200 à son second, si elle perd le premier, 300 au troisième, avec 100 tomans d’augmentation à chaque mari jusqu’au dixième. On suppose qu’en vieillissant, son habileté de tisseuse a grandi. De là, cette surenchère, dont la mariée ne profite pas, d’ailleurs : le prix est payé à son père et, à défaut de père, à son plus proche parent mâle.

Si l’ouvrière de Perse n’était pas beaucoup moins payée que celle de Turquie, les tapis persans, qui coûtent le double des tapis turcs, coûteraient cinq ou six fois plus cher. Le jour où la femme persane serait émancipée, échangerait son obscur réduit musulman contre une condition sociale plus relevée, les tapis d’Irak ou de Merv deviendraient une chose des temps passés ; il ne s’en ferait plus, parce qu’ils ne trouveraient plus guère d’acheteurs.

En Asie Mineure, les dessins « vieux turcs, » désignés sous les noms d’Ilan, Japrac et Sofra, sont si connus des ouvrières, par tradition, qu’elles les reproduisent de mémoire, sans modèle. Ce sont les « barchanas » à trois couleurs, que les magasins de nouveautés ont popularisés en France. Mais, qu’il s’agisse de sortes à bon marché ou de « fantaisie, » ces dernières plus difficiles et mieux rétribuées, le travail est beaucoup plus rapide en Turquie