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Celui-ci a dû, d’ailleurs, apprendre à son fils un autre principe encore, qui faisait également partie des croyances communes à tous les musiciens du XVIIIe siècle. Ses contemporains et lui étaient si pénétrés du caractère expressif de la musique, que, volontiers, ils la supposaient capable de tout exprimer. Non seulement ils l’employaient à traduire des sentimens, ce qui était sa seule destination naturelle ; souvent aussi ils la chargeaient de raconter ou de peindre. Venue, je crois, des Flandres (qui ont toujours été pour l’art allemand, en musique comme en peinture, une école de réalisme), la coutume de la musique narrative et descriptive s’était répandue à travers l’Allemagne, pendant les deux siècles précédens, en même temps que l’on s’y relâchait de l’expression sentimentale ; et contre cette fâcheuse coutume la réaction du XVIIIe siècle avait été impuissante. Les meilleurs musiciens du temps persistaient à suivre l’exemple du vénérable Kuhnau, qui, en 1700, avait mis en sonates l’Ancien Testament. Ou bien on écrivait des « chasses, « des « tempêtes, » des « réveils des oiseaux. » Et personne ne se livrait plus complaisamment à cette profanation de la musique que le sévère auteur de l’Ecole du violon. Le catalogue de son œuvre mentionne, entre autres choses, une « symphonie pastorale, » une « musique de soldats, » une « musique turque » et une autre « chinoise, » une « musique de paysans, représentant une noce, » toutes choses dont nous pouvons imaginer le programme d’après celui qu’il nous a laissé lui-même de l’une de ses compositions dont il était le plus fier, sa Course des Traîneaux, achevée le 29 décembre 1755, quelques jours avant la naissance de Wolfgang Mozart :


LA COURSE DE TRAINEAUX MUSICALE

Le morceau débute par une intrada, formée d’un aimable andante et d’un magnifique allegro. Puis vient une intrada avec trompettes et timbales, que suit la course, avec des sonnettes de traîneaux jointes à tous les autres instrumens. Cela fini, on entend les chevaux s’ébrouer… Après quoi, les trompettes et timbales font encore une intrada, et la course recommence. Ensuite, pendant un moment, tout se tait : mais bientôt la compagnie descend des traîneaux pour se rendre dans la salle de bal. On entend alors un adagio, qui représente la façon dont les dames grelottent de froid. Et puis le bal s’ouvre, avec un menuet et un trio. On cherche à se réchauffer de plus en plus par des allemandes. Enfin vient le départ : toute la compagnie, sous une intrada de trompettes et de timbales, remonte en traîneau et s’en retourne chez soi.