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l’espèce nombreuse de ces gens qui, ignorant la vie, se figurent qu’elle ne demande qu’à se laisser diriger par de bonnes raisons. Avec cela, un très haut sentiment, non de sa valeur propre, mais, en quelque façon, de sa dignité sociale de bourgeois lettré. De tout temps il avait tenu à « n’être pris ni pour un histrion ni pour un manœuvre. » Choqué des manières communes et de la mauvaise éducation de ses collègues de la chapelle archiépiscopale, il évitait soigneusement leur familiarité : jamais il n’allait avec eux, entre deux offices, bavarder et rire devant un verre de vin, à la Cave de Saint-Pierre ; et s’il ne rougissait pas précisément de ses parens, — son père et son frère, qui étaient de modestes ouvriers relieurs, — il n’aimait pas trop à penser à eux. Mais ce n’étaient là, — comme aussi son pédantisme, son affectation de misanthropie, — que de menus travers, et qu’il n’y avait personne qui ne lui pardonnât : car on avait vite fait de découvrir, sous eux, un trésor précieux d’innocence, de droiture, d’honneur, de simple et touchante bonté. En vain le petit maître de concert essayait de jouer à l’esprit fort, ou de se donner l’apparence solennelle qu’on voit dans son portrait ; aux premiers mots qu’il disait, comme aux premières pages de son livre, se révélait clairement le brave homme qu’il était : un homme pieux, modeste, charitable, un vrai chrétien. De telle sorte que tout le monde l’aimait, dans la ville, depuis les prélats de la cour jusqu’à ces musiciens de la chapelle princière, Italiens ou Allemands, dont le manque de tenue le désolait, mais qui, en revanche, le savaient toujours prêt à leur venir en aide. Ses élèves l’adoraient, touchés de l’admirable don qu’il avait, ce professeur sans pareil, de s’intéresser de tout son cœur aux progrès de chacun d’eux. Et chez lui, dans sa famille, dans la maison où il demeurait, pas une âme qui n’éprouvât pour lui le sentiment qui, plus tard, allait faire dire à son fils : « Tout de suite après Dieu vient Monsieur Papa ! »


Il s’était marié le 21 novembre 1747, à vingt-huit ans, avec la jeune fille qu’il aimait « depuis bien des années. » C’était une demoiselle Anne-Marie Bertel, plus jeune que lui d’un an environ. Elle était fille du régisseur d’un château que possédaient les archevêques de Salzbourg à Saint-Gilgen, au bord d’un ravissant petit lac, et en face de cette magnifique abbaye de Saint-Wolfgang où, deux siècles et demi auparavant, Michel Pacher avait