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ils appellent l’intervention quotidienne du gouvernement. »

À cette voix éloquente, la voix d’Apocalypse répondait : « Ah ! nation pécheresse, tonnait Carlyle, peuple chargé d’iniquités ! » La foule des ouvriers, dispersée par le sou file du Machinisme comme par un tourbillon, marche au travail sans savoir ni où elle est ni où elle va. Cependant elle a le besoin et elle a le droit d’être conduite : « Frère malheureux, frère très pauvre et failli, j’ai droit à ton amour si je t’aime, à ta direction si je t’obéis. » Carlyle ne se demandait même pas si tous ces frères malheureux, tous ces frères pauvres et faillis, « qui sont sans parchemin aucun et dont la bourse est plate le plus souvent, voudraient encore être conduits, et, dans le cas où des frères mieux partagés s’offriraient à les diriger, s’ils obéiraient encore » à la direction. Quant à lui, il n’en doutait point ; c’était le sens, c’était le pli, c’était le cri de l’histoire : « Toutes les commotions populaires depuis Peterloo jusqu’à la place de Grève ne sont qu’une prière inarticulée : — Conduis-moi, gouverne-moi, je suis insensé et misérable, et je ne puis me guider moi-même. » Avant que « le paiement au comptant fût devenu le seul lien d’homme à homme, » l’aristocratie remplissait naturellement ce devoir de leadership social. « C’était autre chose que de l’argent que les supérieurs attendaient des inférieurs, et ils ne pouvaient pas vivre sans l’avoir obtenu. Ce n’était pas comme acheteur et comme vendeur de la terre ou de quoi que ce fût que l’inférieur était lié au supérieur ; il lui était lié comme le soldat au capitaine, comme le membre du clan au chef, comme le sujet loyal au roi conducteur. Avec le triomphe du comptant, un nouveau temps arriva : eh bien ! il faut qu’une nouvelle aristocratie arrive. »

De même qu’il ne s’est pas demandé si la foule consentirait encore à être guidée, Carlyle ne se demande pas non plus s’il y a encore réellement des « inférieurs » et des « supérieurs » dans un monde qui n’entend parler que d’ « égaux, » et si la formation d’une nouvelle aristocratie est possible dans un monde qui n’entend parler que « du flot montant de la démocratie. » Il pose pourtant très nettement ce point, qu’il n’est pas question d’une aristocratie « de naissance ou de privilège, mais d’esprit et de cœur ; » et, dans ces termes, il est hors de conteste qu’il n’y aurait, en cette aristocratie nouvelle, rien de proprement antidémocratique ; qu’il ne s’agirait que d’une élite, constamment