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Combien ce commencement de la journée diffère du nôtre, là-bas ! Ces simples cœurs offrent à Dieu leurs pensées, leurs sentimens, leurs paroles, et abordent la journée munis du signe de la croix. Nous, sitôt réveillés, nous saisissons un journal, et profanons notre âme au spectacle de toutes les laideurs de la journée précédente ! »

De Nuremberg, M. Jœrgensen était allé passer quelques jours dans une ville bien plus touchante encore et plus démodée, à Rothenbourg sur la Tauber, la plus intacte des vieilles villes allemandes. Il y avait retrouvé les mêmes impressions, non seulement de plaisir esthétique et de paix morale, mais d’intime et profonde familiarité : comme si cette vie, toute pareille à celle d’autrefois, avait ravivé en lui des sentimens depuis longtemps oubliés ; comme si elle lui avait révélé l’idéal véritable de sa propre vie. « Et lorsque, dans l’omnibus de l’hôtel, avec trois autres voyageurs je roulai sur le pavé raboteux de Rothenbourg, et que je vis un épicier accourir sur la porte de sa boutique, et qu’un barbier nous considéra curieusement par-dessus le petit rideau de sa fenêtre, je fus rempli d’une émotion infiniment douce : il me sembla que j’arrivais dans un endroit que je connaissais depuis mon enfance. »

Tous les chapitres consacrés à Rothenbourg, dans le Livre de route, étaient d’ailleurs d’une vérité et d’une grâce charmantes, entremêlés de souvenirs, de rêveries, de réflexions souvent profondes et toujours poétiques. Mais l’artiste seul y apparaissait, tandis qu’aux chapitres suivans se découvraient déjà les préoccupations religieuses qui allaient, désormais, tenir sans cesse plus de place dans les notes de voyage de M. Jœrgensen. Celui-ci, au sortir de Rothenbourg, était allé voir un peintre de ses amis, qui travaillait à décorer de fresques la fameuse abbaye bénédictine de Beuron. Il avait aperçu là, pour la première fois, la vie monastique ; et il en avait été si remué tout ensemble et si effrayé que, dès le lendemain de son arrivée, il s’était hâté de se remettre en route. Mais il n’avait pu se défendre de songer que cette vie n’était, en somme, ni moins noble, ni moins heureuse que celle que menaient, dans les brasseries de Copenhague, les jeunes élèves de M. Brandès. Puis son chemin l’avait conduit plus loin encore vers le Sud ; et, à chaque étape, il avait vu décroître la « culture » telle que naguère il l’avait admirée ; et chaque jour il avait constaté davantage que cette « culture » n’était pas une condition indispensable du bonheur des hommes, ni de la beauté des choses qui les entouraient.

Enfin il était parvenu à Assise ; et, là, une existence nouvelle avait