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de ce mouvement. Chacun de ses écrits avait été une éloquente protestation, soit au nom de la science ou de la liberté individuelle, contre la servitude des vieux dogmes religieux et politiques, qu’il accusait d’avoir séculairement empêché l’expansion naturelle de l’âme de son pays ; et déjà de nombreux élèves avaient commencé à se grouper autour de lui ; et maintes fois déjà M. Brandès l’avait solennellement félicité de mettre au service de la bonne cause autant de conviction, d’ardeur, et de talent. Depuis une année, pourtant, la production littéraire de M. Jœrgensen, jusqu’alors très active et féconde, s’était arrêtée. On savait que le jeune poète, mécontent de ses écrits antérieurs, avait employé cette année à de nouvelles études ; on savait qu’il avait fait un long voyage, en Allemagne, en Italie : on se demandait avec curiosité quelle œuvre allait naître de cette période de recueillement, ou plutôt de la crise intellectuelle et morale que l’on devinait bien qu’il avait dû traverser. L’œuvre parut enfin, dans les premiers mois de 1895, sous ce titre : Le Livre de route[1]. C’était, apparemment, un mélange d’impressions de voyage et de fantaisies poétiques, quelque chose d’analogue aux Tableaux de route d’Henri Heine, un des maîtres favoris de M. Jœrgensen. On lut donc le Livre de route ; et tout de suite la curiosité impatiente qui avait précédé sa publication se changea en une surprise mêlée d’inquiétude. Sous prétexte de noter ses impressions de touriste, l’ancien lieutenant de M. Brandès s’était amusé à célébrer la beauté, la grandeur, presque la sainteté de la religion catholique !

Il racontait d’abord les étapes principales de son excursion à travers l’Allemagne. D’instinct, sans savoir encore où le conduisait son pèlerinage, et simplement en poète avide de sensations pittoresques, il s’était écarté des bruyantes capitales modernes pour aller chercher, dans de vieilles petites villes, ce qui pouvait s’y être conservé de l’âme allemande d’autrefois. A Nuremberg, où il s’était arrêté, c’étaient surtout les artistes du moyen âge qui l’avaient séduit. Dans les églises, sur les places, au Musée Germanique, il avait admiré la douceur ingénue des Vierges sculptées ou peintes ; et déjà, en face d’elles, un doute lui était venu sur l’excellence de cette « culture » dont il avait été jusqu’alors l’un des apôtres les plus enthousiastes.


Ainsi l’on ne peut se défendre de songer lorsque (au Musée Germanique), après des heures de contemplation, on s’assoit un moment dans

  1. Presque simultanément paraissait un recueil de vers, Confessions, où se laissait voir le même esprit nouveau.