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Les Russes y trouveront leurs ennemis en possession d’état, ayant eu le temps probablement de se fortifier. Dans ces montagnes escarpées qui inspirent à leurs hommes de plaine une sorte de malaise, dans ces rizières absolument impraticables aux chevaux, leur cavalerie ne pourra être que d’un bien faible secours. Si l’infanterie japonaise mérite l’éloge que l’on fait d’elle, si elle s’accroche au sol, si les communications sont bien maintenues avec le Japon, il peut être extrêmement difficile, sinon presque impossible de déloger de la péninsule l’armée du Mikado.

L’un des plus graves événemens de guerre qui pourrait se produire serait la chute de Port-Arthur, non pas tant encore pour ses conséquences militaires que pour ses effets politiques, Il y faudrait plus que des bombardemens, « ces opérations militaires de cinquième ou de sixième ordre ; » selon les paroles du regretté Borgnis-Desbordes ; il y faudrait un débarquement en force et beaucoup de bonheur pour les Japonais : mais une fois perdue, cette place qui n’est reliée à la terre ferme que par un isthme d’une lieue de large, que balaieraient les canons de la flotte japonaise, serait singulièrement difficile à reprendre. Comme la Russie ne pourrait y renoncer sans perdre absolument la face aux yeux des Chinois, la guerre risquerait de s’en trouver extrêmement prolongée.

L’un des traits particuliers de cette guerre, c’est qu’il est fort difficile pour chacun des adversaires de forcer l’autre à la paix par un coup qui l’atteigne dans ses œuvres vives. Le Japon ne peut le faire pour la Russie. D’autre part, si, après avoir expulsé du continent les envahisseurs japonais, celle-ci voulait leur imposer des conditions trop dures et qu’ils s’obstinassent à ne pas traiter, comment les y contraindre ? Un débarquement dans le Japon proprement dit est hors de toute question ; quel que fût le nombre d’hommes qu’on parvînt y jeter, il s’engagerait là une guerre comme le monde n’en a peut-être jamais vu ; les femmes, les enfans mêmes y participeraient et, du milieu des délicates et mièvres mousmés surgiraient, sinon une Jeanne d’Arc, du moins des foules de Judith ou de Jeanne Hachette. Quant à un coup de main russe sur l’île septentrionale d’Yezo, outre qu’il faudrait, pour y réussir, être maître de la mer, il entraînerait aussi l’intervention immédiate de l’Angleterre et des États-Unis.

À vrai dire, s’il est une prévision qu’on puisse faire avec quelque certitude, c’est celle d’une intervention des neutres à la