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écrire un prologue au drame d’Essex, ou ses réflexions sur la poésie chinoise.

Pour Goethe, comme pour le Fichte de 1805, le patriotisme est un sentiment suranné, au même titre que le papisme ou l’aristocratisme.

Il avait, en 1806, donné lui-même la formule philosophique de son indifférence politique. Au lendemain d’Iéna, il écrivait, de Karlsbad, à Zelter : « Je vis très solitaire, car, dans le monde, je n’entends que jérémiades. Sans doute, nous sommes témoins de grands maux, mais les plaintes que je recueille autour de moi me font l’effet de phrases creuses. Lorsque j’entends l’individu se plaindre de ce que lui et ceux qui l’entourent ont souffert, de ce qu’ils ont perdu, ou de ce qu’ils craignent de perdre, j’écoute avec sympathie, je réponds et je console. Mais lorsque j’entends les hommes se lamenter sur la perte ou la ruine prétendue d’une collectivité dont personne en Allemagne n’a jamais perçu l’existence, dont personne ne s’est jamais soucié, je suis obligé de faire un effort pour cacher mon impatience et pour ne pas paraître impoli ou égoïste. »

Toutefois, Gœthe éprouvait un autre sentiment encore que l’indifférence du philosophe et du lettré pour l’évolution contingente des événemens réels. Son esprit ne cédait pas seulement à cette tendance, si générale alors en Allemagne, à ne vivre que de la vie individuelle. On a très bien montré, tout récemment, que l’admiration de Gœthe pour Napoléon n’a pas été ce que les patriotes allemands et leurs historiens ont cru[1] : la résignation plus ou moins diplomatique, plus ou moins humble, du lettré qui veut vivre tranquille, à la loi du plus fort.

En avril 1813, lorsqu’on put voir, pour la première fois depuis sept années, un coin de l’Allemagne soustrait à la domination napoléonienne, Gœthe vint en curieux à Dresde regarder ce spectacle nouveau. Il assura, dans son calme olympien, aux patriotes qui le recevaient, — à Körner et à Arndt, — que tous leurs efforts échoueraient, que l’homme était trop grand pour eux, qu’ils n’en viendraient pas à bout.

Stein, à qui l’on rapporta le propos, en écumait : « Laissez-le, » disait-il, « c’est de la sénilité. »

  1. On lira avec beaucoup d’intérêt l’étude publiée, il y a quelques années, par M. Andréas Fischer et intitulée « Gœthe et Napoléon. » C’est une analyse très pénétrante et qui dépasse de beaucoup ce que son titre semble promettre.