Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 20.djvu/163

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était alors la France, était de trouver une personne de qualité pouvant disposer de plusieurs millions. On avait pensé tout de suite à Mademoiselle, qui avait toujours de l’argent. Elle était alors trop occupée à se débattre avec son père, mais l’idée lui avait souri, et elle y était revenue dès qu’elle avait eu les mains libres. Le marché fut conclu en 1657. Cela ne faisait point l’affaire de la chicane. Il y eut tant d’ « oppositions, » tant de complications procédurières, il fallut tant de procès et tant d’arrêts pour que Mademoiselle pût se mettre en règle et posséder Eu dans les formes, que des années s’écoulèrent encore, — la requête des deux tuteurs en témoigne, — avant que les paysans d’Eu fussent dérangés dans leur travail de termites. En attendant, ils avaient continué à dévorer la substance de l’orphelin princier, aidés, il faut le dire, par d’autres Normands qui, pour n’être pas paysans, ne s’en montraient ni plus scrupuleux, ni moins avides. Comment les uns et les autres s’y prenaient, on le sait très exactement par les Archives du Château d’Eu.

Au moment même de la requête des tuteurs, Mademoiselle avait envoyé un homme à elle se rendre compte de l’état des choses. Le rapport de son agent, complété par d’autres papiers d’affaires[1], établit que le comté d’Eu tirait plus de la moitié de son revenu de sa forêt. Cette forêt, qui existe encore, contenait de « dix à onze mille acres[2], » avait « huit à neuf lieues de long, » et aurait dû être tout entière en « futaies de divers âges ; » mais les riverains avaient si bien travaillé, qu’on n’y aurait plus trouvé « une poutre. » Elle était maintenant tout entière en taillis, et souvent en mauvais taillis, à cause des bestiaux qui la « dégradaient. » Tout le pays avait contribué à cet extraordinaire escamotage d’une forêt de huit lieues. Une vingtaine de villages, plusieurs abbayes, des gentilshommes, des prêtres, de simples « particuliers, » étaient venus, sous prétexte d’un « droit usager, » prendre le bois comme s’il était à eux. Les gardes de la forêt en avaient fait autant, et leurs parens ou amis à leur suite. Les « officiers » du domaine avaient coupé à tort et à travers ce que le public voulait bien leur laisser, et, pour compléter la ruine des bois, chacun avait envoyé ses vaches, ou ses porcs, dans les jeunes tailles. L’agent de

  1. Déclaration par le menu du comté d’Eu (8 mai 1660), et Inventaire général du comté d’Eu (1er juillet 1693).
  2. L’acre de Normandie valait 81 ares 71 centiares