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présente à l’esprit de nos lecteurs pour qu’il y ait lieu d’y insister Au surplus, la preuve est suffisamment faite et, si Sainte-Beuve a voulu quelque jour se faire illusion à lui-même, il nous est bien impossible de prendre le change. La disposition fondamentale de sa nature si étonnamment malléable éclate à travers ces pérégrinations sans nombre. Non, ce n’est pas seulement par curiosité que le critique traversait des milieux si différens, et il n’est pas exact qu’au cours de chaque expérience nouvelle, il ait conservé sa liberté ; il la reprenait ensuite, mais ce n’est pas la même chose. Pour un temps, il s’était laissé dominer, maîtriser, absorber.

Un autre trait est caractéristique, c’est que de chacun de ces voyages Sainte-Beuve ait su rapporter un profit intellectuel. D’autres, à force de se prêter à tant d’influences auraient fini par ne plus pouvoir se ressaisir, et leur personnalité à travers tant d’avatars se serait comme écoulée. Mais notez qu’il y a chez Sainte-Beuve, dès les débuts, un fond solide de qualités, qui est le signe et la garantie de sa vocation critique, et qui subsistera à travers toutes les aventures que court son esprit. D’abord il a reçu très profondément l’empreinte de la culture gréco-latine : il est et il restera un humaniste. Puis il a la passion de l’histoire, et cette passion, qui, avec le temps, ne fera que grandir, l’inclinera à ne pas séparer l’œuvre littéraire de l’atmosphère où elle apparaît, à ne pas méconnaître les rapports nécessaires que l’art soutient avec la vie. Enfin, il a ce don premier, cette qualité spécifique du critique, qui, à coup sûr, ne suffit pas, mais que rien aussi ne remplace : la justesse d’esprit, ou, si l’on veut, le goût. Il s’est tenu en garde contre beaucoup des excès auxquels sa ferveur romantique eût exposé tout autre fanatique de Hugo. Il ne s’est jamais rendu vis-à-vis des grands classiques coupable de certaines impertinences. Il n’a jamais admis qu’en art on eût le droit de se tenir trop loin de terre, de se lancer dans l’extravagance et de « fabriquer des monstres. » Au contraire il a toujours conservé un sens très précis de la mesure, un souci de la réalité, du détail intime et familier. C’est ce fonds permanent qui à chacune des expériences de Sainte-Beuve va s’enrichir, en sorte que nous le verrons s’élever par degrés à une conception de plus en plus complète de la critique, de sa méthode et de son rôle.

Ses premiers articles du Globe sont d’une insignifiance, d’une maigreur, qui au surplus nous aident à apprécier les services qu’il a par la suite rendus à la critique, et le chemin qu’il lui a fait parcourir. C’est dans les pensées imprimées à la suite des poésies de Joseph