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lui l’humanité ; on se jettera au pied de l’autel aimant et vivant dont il a posé et dont il est lui-même la première pierre. » Il n’est pas étonnant qu’en présence de ce zèle débordant, le Père Enfantin ait été d’avis que sur celui-là on pouvait tout à fait compter. Mais déjà il subissait l’ascendant de Lamennais : il assistait, dans une des chambres des Oratoriens de Juilly, à la lecture d’un de ses ouvrages ; et, assis entre l’abbé Gerbet et Lacordaire, il était captivé par les « accens vibrans de la voix et les révélations de la face qu’une lumière intérieure semblait éclairer. » Avec lui, a dit Sainte-Beuve, on n’était jamais lié à demi ; et de fait, l’amitié fut tout de suite si vive que Lamennais voulut emmener son nouveau disciple à Rome en 1831. Entre Sainte-Beuve et Lamennais, il ne semblait guère y avoir d’affinités de nature ; mais il est vrai qu’il n’y en avait pas davantage entre lui et Armand Carrel qui, pour une période d’ailleurs assez brève, hérite de l’honneur d’être à son tour son chef de file.

Ici se place dans la vie de Sainte-Beuve une période mondaine. Après avoir fréquenté à l’Abbaye aux Bois dont il gardera un médiocre souvenir, ayant souffert de n’y occuper qu’une place assez effacée, il est accueilli dans un petit cercle aristocratique moins fermé, qui continuait dans la société du temps de Louis-Philippe les traditions de la politesse d’autrefois. Il va chez Mme d’Arbouville, Mme de Boigne, M. de Broglie, le chancelier Pasquier ; il s’était lié surtout avec le comte Molé, et passait souvent ses vacances dans un des châteaux de la famille. Dans cette petite société, il s’efforçait de plaire, et il y réussissait. Il mettait les femmes au courant des mille petits dessous sentimentaux de la vie littéraire ; les lettres confidentielles où George Sand lui confessait ses expériences personnelles circulaient, paraît-il, de boudoir en boudoir, « contenues dans une large enveloppe, sur le dos de laquelle Sainte-Beuve effaçait à peine le nom des femmes auxquelles il les avait successivement envoyées. » Il composait pour ses amies du monde, des sonnets, des épîtres, des apologues poétiques, ou choisissait des sujets d’articles capables de leur plaire : Mlle Aissé, Mme de Krudener, Mme de Charrière. Sainte-Beuve devait enfin subir une influence protestante, qui s’incarna pour lui dans la personne d’Alexandre Vinet. Ses auditeurs de Lausanne furent de ceux qui espérèrent beaucoup de lui. Vinet consulté, répondait qu’il le croyait convaincu, mais non converti. Aussi bien sur les sentimens de Sainte-Beuve à l’époque de son séjour à Lausanne dans le milieu méthodiste, sa correspondance avec Juste Obvier, publiée ici même par M. Léon Séché, a jeté la pleine lumière, et elle est trop