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leur buire de cuivre ou leur samovar ; et des mendians, des loqueteux demi-nus, qui ont collé de belles feuilles vertes sur les plaies de leurs jambes, attendent les restes qu’on leur donne. A l’abri des vastes figuiers, on nous installe sur des banquettes de bois, recouvertes de tapis rouges, où nous dînons, accroupis à la persane.

Mais, soudain, tapage épouvantable au ciel, derrière la montagne surplombante : un orage, que nous ne pouvions pas voir, est arrivé en sournois. Et tout de suite, tambourinement sur la feuillée qui nous sert de toit, pluie et grêle, averse, déluge.

Alors, sauve-qui-peut général ; dans le terrier obscur du marchand de thé, on s’entasse tant qu’il y peut tenir de monde, pêle-mêle, avec les Circassiens, les Turcomans, les loqueteux. Seules les dames, par convenance, sont restées dehors. Il pleut à torrens ; une eau boueuse, mêlée d’argile, coule sur nous par les crevasses de la toiture ; la fumée odorante des kalyans s’ajoute à celle des fourneaux en terre où chauffent les bouilloires des buveurs de thé ; on ne respire plus ; approchons-nous du trou qui sert de porte...

De là, nous apercevons les dames campées sous les arbres, sous les tapis qu’elles ont suspendus en tendelets ; leurs voiles trempés plaquent drôlement sur leurs nez ; le gentil ruisseau, devenu torrent, les a couvertes de boue ; elles ont enlevé les babouches, les bas, les pantalons, et, toujours chastement mystérieuses quant au visage, montrent jusqu’à mi-cuisse de jolies jambes bien rondes ; — d’aimable humeur quand même, car on voit un rire bon enfant secouer leurs formes mouillées...


Nous campons, le soir, dans un triste hameau, à la tête d’un pont jeté sur un gouffre, au fond duquel bouillonne une rivière. Et c’est au milieu d’un chaos de montagnes : tout ce que nous avions gravi d’échelons au-dessus de la mer d’Arabie pour venir en Perse, il faut naturellement le redescendre de ce côté-ci, pour notre plongée vers la mer Caspienne.

A peine sommes-nous entrés dans la maisonnette inconnue, il y a reprise du tonnerre et du déluge. Et, vers la fin de la nuit, un bruit continu nous inquiète, un bruit caverneux, terrible, qui n’est plus celui de l’orage, mais vient d’en bas, dirait-on, des entrailles de la terre. — C’est la rivière au-dessous de nous, qui