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soi, non pas même à une bacchante, mais à quelque panthère hurlante, campée sur ses ongles et creusant son échine. Le fauve rugissement, pour lequel M. d’Annunzio a écrit de bouleversantes paroles, emplit tout le palais :

… « Il faut mourir ! Il faut mourir ! Mais le voir encore une fois, le regarder une fois encore, une seule fois ! Je ne l’ai jamais bien regardé ! il me semble ne l’avoir jamais bien regardé quand je l’avais entre mes bras. Il a disparu de moi, il a emporté jusqu’au souvenir de son visage. Ma vue se trouble lorsque je veux revoir sa face dans mon âme… Tout se brouille et se fond dans mon âme comme dans un lac de feu… Tout a une seule couleur, comme les choses qui s’empourprent dans les fournaises, comme les péchés dans l’enfer. Ô Lentella, avant que l’enfer me prenne, fais que je le voie, fais que je le touche, que je lui demande si jamais il m’a aimée, si jamais il a posé sa joue sur mon cœur… Va, va, je te supplie. Dis-lui que je meurs, que je veux mourir pour le faire joyeux ; que je ne rouvrirai plus jamais les yeux s’il vient me les fermer avec ses doigts ; que je ne me lèverai plus jamais s’il me recouvre de terre quand je serai étendue à ses pieds… »

Évidemment le spectateur de théâtre, qu’une telle fureur, tout animale qu’elle soit, émeut malgré lui, attend avec impatience le moment où cet être tant aimé osera se présenter devant celle qui l’appelle. Il y aura aussi, sans doute, une apparition de cette courtisane Pantea, dont la magique jeunesse a plus de pouvoir sur les hommes que tous les sortilèges des nécromanciennes ! Avec les ressources de verbe dont dispose M. d’Annunzio, la puissance poétique dont il est doué pour exprimer ses pensées et ses désirs par des images, on s’attend à une scène tragique entre les deux femmes. On est presque aussi impatient que l’infortunée dogaresse de voir l’adolescent sous les pieds de la courtisane, d’entendre les choses qu’il lui dit. On se demande enfin par quel glorieux artifice de mise en scène on pourra assister à l’incendie du Bucentaure, sentir que ce feu n’est pas un accident, mais la vengeance de Gradeniga.

Autant d’espoirs qui ne recevront pas de satisfaction ! Le jeune amant ne paraîtra pas, l’auteur ne lui a même pas donné de nom : il est un regret dans la distance. Pantea demeurera aussi invisible que le Bucentaure. On ne nous montrera qu’une salle de palais, une grille, à travers laquelle la dogaresse aperçoit ce que