Page:Revue des Deux Mondes - 1904 - tome 19.djvu/522

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

notre voiture, tout est imprécision, éblouissement. Et, vers midi, commencent autour de nous les gentilles fantasmagories auxquelles nous avons fini de nous laisser prendre, le jeu de cache-cache de ces petits lacs bleus, qui sont là, qui n’y sont plus, qui s’escamotent, passent ailleurs et puis reviennent...


Mais, quand la journée s’avance, le vent s’élève comme hier et tout de suite le sable vole ; les dunes autour de nous semblent fumer par la crête ; des tourbillons, des trombes se forment ; le soleil jaunit et s’éteint ; voici de nouveau une obscurité d’éclipse, sous un ciel à faire peur. On est sur une planète morte, qui n’a plus qu’un fantôme de soleil. Le champ de la vue s’est rétréci avec une rapidité stupéfiante ; à deux pas, tout est noyé dans, le brouillard jaune, on distingue à peine les crinières des chevaux qui se tordent au vent comme des chevelures de furies. On ne reconnaît plus les sentes, on est aveuglé, on étouffe...

— Je ne vois pas, je ne revois pas Kachan, — nous crie le cocher, qui perd la tête, et qui d’ailleurs s’emplit la bouche de sable pour avoir voulu prononcer trois mots.

Nous le croyons sans peine, qu’il ne voit pas Kachan, car, même avant la bourrasque, on n’apercevait rien autre chose que le désert... L’attelage s’arrête. Qui nous dira où nous sommes, et que devenir ?

Ce doit être une hallucination : il nous semble entendre carillonner des cloches d’église, de grosses cloches qui seraient innombrables et qui se rapprochent toujours... jusqu’à sonner presque sur nous... Et, brusquement, à nous toucher, un chameau surgit, l’air d’une bête fantastique, estompée dans la brume. Le long de ses flancs, des marmites de cuivre se balancent et se heurtent avec un bruit de gros bourdon. Un second passe ensuite, attaché à la queue du premier, et puis trois, et puis cinquante et puis cent ; tous, chargés de plateaux, de marmites, de buires, d’objets de mille formes en cuivre rouge, qui mènent ce carillon d’enfer. Kachan est par excellence la ville des frappeurs de cuivre ; elle approvisionne la province et les nomades d’ustensiles de ménage, martelés dans ses bazars ; elle expédie journellement des caravanes pareilles, qui s’entendent ainsi fort loin à la ronde au milieu des solitudes.

— Où est Kachan ? demande notre cocher à une apparition