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prix d’or, la promesse de me faire entrevoir trois dames d’Ispahan, par escalade. Nous grimpons ensemble sur des éboulis de muraille, pour regarder par un trou dans un jardin où se fait aujourd’hui la cueillette des roses. En effet, trois dames sont là, avec de grands ciseaux à la main, qui coupent les fleurs et en remplissent des corbeilles, sans doute pour composer des parfums. Je les espérais plus jolies ; celles qui sont peintes sur les boîtes des antiquaires m’avaient gâté, et aussi les quelques paysannes sans voile aperçues dans les villages du chemin. Très pâles, un peu trop grasses, elles ont du charme cependant, et des yeux de naïveté ancienne. Des foulards brodés et pailletés enveloppent leur chevelure. Elles portent des vestes à longues basques et, par-dessus leurs pantalons, des jupes courtes et bouffantes, comme les jupes des ballerines ; tout cela paraît être en soie, avec des broderies rappelant celles du siècle de Chah Abbas. Mon guide, d’ailleurs, se fait garant que ce sont des personnes du meilleur monde.


Vendredi 18 mai. — Vendredi aujourd’hui, Dimanche à la musulmane ; il faut aller dans les champs, pour faire comme tout le monde. Dimanche de mai, toujours même fête inaltérable de printemps et de ciel bleu. Les larges avenues du Chah Abbas, bordées de platanes, de peupliers et de buissons de roses, sont pleines de promeneurs qui vont se répandre dans les jardins, ou simplement dans les blés verts. Groupes d’hommes à turbans ou à bonnets d’astrakan noir, qui cheminent, l’allure indolente et rêveuse, chacun sa rose à la main. Groupes de dames-fantômes, qui tiennent aussi des roses, bien entendu, mais qui, pour la plupart, portent au cou un bébé en calotte dorée, dont la petite tête sort à demi de leur voile entr’ouvert. Ispahan se dépeuple aujourd’hui, déverse dans son oasis tout ce qui lui reste d’êtres vivans parmi ses ruines.

En plus de tant de promeneurs qui font route avec moi, la campagne où nous arrivons bientôt est déjà envahie par des dames toutes noires, qui ont dû se mettre en route dès le frais matin. On en trouve d’assises par compagnies au milieu des pavots blancs, au milieu des blés tout fleuris de bleuets et de coquelicots. Jamais nulle part je n’ai vu si générale flânerie de dimanche, sous une lumière si radieuse, dans des champs si intensément verts.