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Les gens m’ont déjà vu et ne s’inquiètent plus ; sans conteste, je m’assieds où je veux sur les dalles verdies. Devant moi, j’ai des guirlandes, des gerbes, des écroulemens d’églantines blanches le long des platanes, dont les énormes troncs, presque du même blanc que les fleurs, ressemblent aux piliers d’un temple. Et, dans la région haute où se tiennent les oiseaux, à travers les trouées des feuillages, quelques étincellemens d’émail çà et là maintiennent la notion des minarets et des dômes, de toute la magnificence éployée en l’air. Dans Ispahan, la ville de ruines bleues, je ne connais pas de retraite plus attirante que ce vieux jardin.

Quand je rentre à la maison du prince, il est l’heure par excellence du muezzin, l’heure indécise et mourante où on l’entend chanter pour la dernière fois de la journée. Chant du soir, qui traîne dans le long crépuscule de mai, en même temps que les martinets tourbillonnent en l’air ; on y distingue bien toujours le nom d’Allah, tant de fois répété ; mais, avec les belles sonorités de ces voix et leur diction monotone, on croirait presque entendre des cloches, l’éveil d’un carillon religieux sur les vieilles terrasses et dans les vieux minarets d’Ispahan.


Jeudi 17 mai. — Des roses, des roses ; en cette courte saison qui mène si vite à l’été dévorant, on vit ici dans l’obsession des roses. Dès que j’ouvre ma porte le matin, le jardinier s’empresse Je m’en apporter un bouquet, tout frais cueilli et encore humide de la rosée de mai. Dans les cafés, on vous en donne, avec la traditionnelle petite tasse de thé. Dans les rues, les mendians vous en offrent, de pauvres roses que par pitié on ne refuse pas, mais qu’on ose à peine toucher sortant de telles mains.

Aujourd’hui, dans Ispahan, pour la première fois de l’année apparition des petits ânes porteurs de glace, pour rafraîchir les boissons anodines ou l’eau claire ; un garçon les conduit, les promène de porte en porte, les annonçant par un cri chanté. Cette glace, on est allé la ramasser là-bas dans ces régions toutes blanches, que l’on aperçoit encore au sommet des montagnes sur le dos des ânons, les paniers dans lesquels on l’a mise sont abrités sous des feuillages, — où l’on a piqué quelques roses, il va sans dire.

Beaucoup de ces petits ânes sur ma route, quand je me rends ce matin chez un marchand de babouches, duquel j’ai obtenu, à