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commande le magnifique panorama qui se déroule le long de la rive septentrionale de la Baie des Glaces. C’est de là que j’ai eu la vue la plus nette et la plus étendue de l’intérieur du Spitzberg. Un prodigieux paysage alpestre, un monde de glaciers, de pics escarpés, de pinacles aériens, d’aiguilles fantastiques. La nappe de glace s’étend comme une immense carapace sur toute la contrée, inondant les vallées et envahissant toutes les dépressions, depuis les limites les plus reculées de l’horizon jusqu’à la mer. Et, dans l’extraordinaire limpidité de l’air qui fait apparaître tout proches les objets les plus éloignés, l’œil s’égare au milieu de cette confusion de pics, de cette orographie compliquée et inextricable. J’aperçois des cimes neigeuses qui, à vue d’œil, sont à cinq ou six lieues de distance, et qui se profilent avec une incroyable netteté dans la claire atmosphère. Ces cimes sans nom n’ont jamais été atteintes par l’homme. Quoique la plupart aient à peine mille mètres d’altitude, elles ont très grand air, avec les grandes ombres bleues qu’elles projettent dans l’immensité blanche, et elles paraissent beaucoup plus hautes qu’elles ne sont en réalité. Comme l’a remarqué M. Rabot, ces pics produisent une sensation de grandeur aussi profonde que la vue des colosses alpins : trompé par cette impression, un œil novice leur attribuerait une hauteur triple. Devant ce tableau arctique, on croit avoir reculé jusqu’à cette époque quaternaire, relativement récente dans l’histoire du globe, où les régions les plus fertiles aujourd’hui étaient ensevelies sous d’épaisses coulées de glace du sein desquelles émergeaient les montagnes. Vu du haut du Mont Vésuve, le fjord m’a fait songer au lac de Genève, avec, en plus, les grands courans cristallins tombant à la mer, et les myriades de glaçons flottant à la surface des eaux. Ce qui complète la ressemblance, ce sont les formes aiguës des pics qui rappellent les massifs situés à l’extrémité orientale du Léman ; mais, par les contours compliqués de ses rives, le fjord rappelle moins le Léman que le lac de Lucerne.

Quel admirable champ d’exploration offrent ces terres vierges ! Depuis trois siècles que le Spitzberg fut découvert, on n’en connaît encore qu’imparfaitement le littoral. Des siècles s’écouleront encore avant que l’intérieur n’en ait été complètement exploré.